Julien Gagnon présente: les cargos de la nuit

Les cargos de la nuit


Au large, les paquebots veillent sur le port. Les titans de l'océan méditent. Moi, j'ai levé l'ancre et je marche sur la promenade en contemplant les mastodontes. Léger, la tête ailleurs, j'observe les cargos de la nuit. Je suis attiré par les infrastructures abandonnées. Sur la berge, les dalles de béton se succèdent sans relâche. Une fois le soleil couché, les lumières timides flamboient. Des stries verticales se découpent à l'horizon. Les bateaux solitaires végètent, délaissés par leur équipage. La racaille des mers et les matelots envahissent la taverne. Pirates et corsaires échangent des histoires grivoises sous l'éclairage glauque de l'auberge où la fumée opaque des cigares fait tousser la serveuse. Les excentriques sortent enfin de l'ombre. Ce soir, je ne me joindrai pas à eux.

Je plane.

Les édifices m'enveloppent, m'espionnent. Usines, conteneurs et hangars guettent chacun de mes mouvements. J'avance à toute allure. Mon paletot sur le dos, je suis bien entouré. Deux ailes se dessinent sous mes omoplates. Chacun de mes pas mouillés résonne sur la palissade. Toc, toc, toc. Et encore. C'est le talon qui claque. Mes chaussures m'obsèdent, je les enlève. Je suis bien pieds nus: je respire enfin. Je sens l'eau fraîche envahir l'espace entre mes orteils. J'ai de belles griffes aux pattes. Je frissonne un peu, un courant électrique me parcourt le dos. Je vis à nouveau, prêt à m'envoler.


La brume.
La pluie.
La mer houleuse.
L'odeur de poisson.


À gauche, un chapiteau jaune s'élève haut dans les airs. Un rythme endiablé provient de l'intérieur. Une chanson manouche, des rires francs. Sans doute des gitans, squatteurs de l'espace public.

  • Je n'ai pas de monnaie, messieurs, mais j'ai la mine basse. Je passe mon chemin.
  • Dommage, tu reviendras gadjo.
Personne ne s'intéresse à moi. Je me serais bien assis avec les Tsiganes. J'aurais partagé leur fougue et leurs chansons. Me voilà ostracisé.

  • Tu es nu-pieds, étranger.
  • Oui j'ai abandonné mes semelles, elles claquaient.
  • Nous on claque des mains, mais on n’abandonne personne.
  • Vous avez raison, messieurs. Si seulement on était tous comme vous.
  • Impossible, il n'y aurait personne pour nous donner de l'oseille.

La brume pèse.
La pluie nous bombarde.
La mer houleuse résonne.
Et cette odeur de poisson qui persiste.

Une taupe me suit. Elle mime chacun de mes gestes. Aveugle le jour, elle est la reine de la nuit. Que fait-elle sur le pavé? Ce n'est pas un animal au pied marin. Étrange. Je la regarde, elle me renifle. Je sors les griffes et me prépare à bondir. Elle anticipe le mouvement et prend ses jambes à son cou. Nos chemins se séparent. Je suis corbeau ce soir, je croasse. Elle creuse les platebandes.

Je pense à ma muse, au retour impossible, à sa robe pêche et ses attaches noires. Je l'imagine m'enlacer sur les docks. Me susurrer à l'oreille des mots doux. Elle est si jolie. Mais elle n'est pas là. Torture. Déjà loin et probablement fort occupée. Le métier de chanteuse. Les spectacles, les tournées aux quatre coins du globe sauf ici sur les quais. Moi, si j'étais elle, je chanterais près de la mer. Je me ferais sirène ou cantatrice maritime. Scène flottante, léopards et bêtes de cirque à mes côtés. Un succès garanti. J'aime les félins et les amuseurs publics.
* * *
  • Tu devrais adopter un lynx pour tes numéros.
  • Arrête de faire l'imbécile.
  • Tu devrais m'emmener avec toi.
  • Impossible, Igor, les chanteuses ne sont jamais accompagnées.
  • Au contraire, Mathilde. Gainsbourg avait Mélody, toi tu aurais un corbac. Un corbin aux pieds nus.
  • Tu m'étourdis avec tes sornettes.
* * *
On me prend rarement au sérieux. On m'ignore, on m'Igor. On me laisse mariner. J'erre comme d'habitude, en quête de révélation. On m'appelle le branleur, le damné. Enfin, je fantasme à l'idée. L'apothéose du souffre-douleur, l'orgasme de la victime. Mais la vérité c'est que, tous les jours, je traîne en vain sur les quais, je cherche l'aventure que je trouve rarement. Je suis rêveur, absorbé par le mouvement de l'eau, par les vagues qui se brisent sur les structures de béton. La robe pêche et la dentelle de Mathilde m'habitent. Elle hante mes pensées. Comme les rongeurs. Toujours ces rats qui vont et viennent en moi. Les moustaches. C'est idiot, mais ça me réconforte. Je m'imagine, petit, pouvant me faufiler dans les filets des chalutiers.


Ce soir, je suis du genre à m'en balancer. Je me serais balancé volontiers par-dessus la balustrade du quai. Suffit de dénicher une excuse, un motif. Pas de suicide sur un coup de tête. Non ce ne serait pas raisonnable. Il faut trouver une motivation, exploiter le filon et passer à l'acte. La tâche est ardue, je le concède. J'abandonne rapidement. Plan débile, vraiment. Je voulais le faire en beauté. Si seulement on pouvait me refiler un cancer. Oh la bonne affaire. Igor le martyr, le héros. Mais non. Je ne suis qu'un branleur. Et même encore, j'ai la libido à terre. La seule fille que j'ai jamais désirée est perdue à jamais.

* * *
  • Mathilde, chante-moi quelque chose, une chanson d'amour.
  • Je ne peux pas Igor, l'amour ne se chante pas. On le vit, vois-tu, intensément.
  • Je ne comprends pas. Et ces chansons d'amour, tu en fais quoi? Bashung, Gainsbourg et Sardou. Tu les oublies?
  • Je ne sais pas. Ce sont des hommes, ce n'est pas pareil.
  • Tu dis vraiment n'importe quoi. Et pourquoi ne me le chuchotes-tu pas simplement à l'oreille?
  • J'ai mal à la gorge, Igor. Je ne peux pas.
* * *

Dans l'eau, on aperçoit rarement des poissons. C'est une faune citadine. Si seulement les sacs à ordures et les vieux pneus se mangeaient, je pourrais en faire la cueillette. Je serais riche. Dommage.


J'ai la haine refoulée et le ventre vide. La vie urbaine, le béton, les armatures. La forêt me manque. Et cette fille qui me trotte dans la tête. J'ai fréquenté l'université à l'époque. J'étudiais les totems, les Indiens d'Amérique afin de cerner l'essence, l'animalité. Je ne l'est jamais trouvée. Je me suis lancé dans l'industrie du vêtement pour femme en espérant rencontrer une beauté fatale. Le projet est mort dans l'œuf. Je n’ai jamais rien compris aux créatures, encore moins à la haute couture. Les aiguilles, les mannequins. Bah. Je rêvais de lui faire une robe couleur de miel.
* * *
  • Igor, tu m'écoutes quand je te parle?
  • Non, je m'écoute réfléchir. Les voix sont trop fortes. Elles me gâchent l'existence.
  • Chasse les Igor.
  • Je ne peux simplement pas.
  • Tu devrais te soigner.
  • Jamais. Les corbeaux mangent des rongeurs et des insectes. C'est notre seul remède.

* * *

La brume.
Et sans cesse la pluie.
La mer houleuse.
L'odeur de poisson.

Et ce bateau collecteur d'ordures ménagères.
Si rouillé.
On pourrait y jeter la terre entière.


Elle n'existe plus que dans mes pensées. Avant de partir, elle m'a laissé une note écrite au crayon de plomb. Le retour impossible. Le show-business, les soirées mondaines, les tapis rouges. Elle l'avait signé avec son sang, craignant le pire.



Au loin, sur un bateau de plaisance, j'aperçois la Légion étrangère. Les militaires en vacances ne portent pas le glaive: c'est la journée des cendres. Il me faudrait traverser le Rubicon qui me sépare de leur embarcation. César ne se doute de rien, mais ça picole sur les yachts. Centurions, ramenez vos hommes à l'ordre! Ce n'est pas Mardi gras. Rhabillez-vous mesdames! Plus personne n'est digne de confiance. Méfiez-vous!

* * *
  • Ce n'est pas un monde pour toi.
  • Je m'en fous, tu es le monde pour moi.
  • Et si je partais pour chanter sur les montagnes du Japon. Si je devenais la star dont j'ai toujours rêvé?
  • Alors, je volerais près des quais. Pour oublier tes chansons.
  • Igor, tu n'es pas un corbeau. Tu es malade.
  • Et toi, tu penses vraiment être une célébrité?

* * *

Nous avons pleuré longtemps en regardant le large. Dégrisés, dépités, trompés l'un et l'autre. Victimes de nos rêves. La vérité souvent âpre m'aura presque ramené sur terre. Et que me reste-t-il à présent? Que le souvenir d'un monde en spirale qui converge vers le néant. Notre amour était typhon. Désormais, il engloutit les nageurs solitaires, les abandonnés et les rafiots du dimanche. Il me dévore au passage. Aux armes citoyens! Le tsunami nous emporte: l'ennemi est invisible.

Je saute dans l'eau froide pour retrouver Mathilde la douce.

La mer orageuse m'avale.

Je ne sais pas nager. Mes ailes sont inefficaces en mer. Je pique vers le fond et nez à nez contre un miroir géant, je me colle le bec sur mon propre reflet, m'étouffe et me noie.

Julien Gagnon présente une histoire de chute:


La descente

Partie II

  • Te souviens-tu du pacte que l'on a fait?
  • Un peu.
  • On s'est promis de ne jamais se laisser.

Elle crie.
Je plonge tête première vers le néant, dans le Void de Gaspar Noé, dans mon imaginaire difforme, différentiel, décalé. Dans le glacial.

Je mâche la nuit, respire la noirceur.

Je danse dans la couleur au rythme du stroboscope vibrant. La répétition, l'insistance de l'image et la déflagration des neurones. Un arc-en-ciel de couleurs psychédéliques m'inonde.

Elle m'a eu. Je tombe, suffoque et vomis mon corps hors de moi. Le dedans devient le dehors : inside out.

J'habite l'espace, le vide dans lequel j'ai plongé.

Je suis mieux. Je comprends qu'il me fallait un choc, de l'apesanteur. Pour réaliser.

Qu'il fait froid, mais qu'il fait moi.

Je suis mon plongeon. Je suis symboles, rotations et tornades.

J'éjacule le plaisir de ma dégringolade. L'amour ici n'est pas génital, il transcende le néant.

Je me mets au monde, m'accouche, vibre et m'immerge pour ne jamais retomber.

Je reste en suspens. Dans l'eau stagnante qui pue le répugnant. Au-delà des océans gelés.

Je suis sur pause.

Comme une immense bouteille de ketchup qui refuse de couler.
Comme un satellite qui tourne en rond sans jamais piquer vers le sol.
Comme un pop-sicle bleu-blanc-rouge qu'on ne peut séparer en deux.
Comme un enfant ébahi qui retrouve son château de sable détruit par la mer un dimanche matin à la plage.

Tant d'efforts en vain, tant de misère, tant de frissons. Plus un son.

Le temps s'arrête.

Elle est ma destruction. Je ne cherche rien et je ne trouve aucune réponse.

Normal.

Je flotte. Je flotte après flotte.

J'affronte le néant avec un sourire senti. J'aime le détail, le peu de choses, le rien.

Et prends conscience de cette chute interminable.

Cette éternité qui me picosse le dos. Comme une femme que je devrais apprivoiser.
Léonie.
Elle me caresse au ralenti. En slow motion. Elle me suit dans ma chute.

Les interminables minutes s'alignent, le temps se mêle et la chute continue. Elle se concrétise.

Je me masturbe devant elle. Elle hurle. Elle hurle de douleur image par image. Elle ne peut concevoir ma nudité. Si vive, elle n’est entourée de rien. Une simplicité pure, sans décor, sans maquillage. Le sexe porté vers le haut grâce à la gravité. Une érection spatiale. Le vrai moi, la vraie chair rose à sa plus simple expression. Je ne suis pas cinéma. Je suis ce que je serai.

Le néant nous affecte, nous tourmente. Nous le pénétrons, il nous entoure. Rien n'est séduction. Et son rugissement qui cille dans mes oreilles.

Elle regarde le vacant qui défile autour de nous, l'air si triste, maussade, détruit.

Le soleil se couche-t-il aussi dans le void?

Elle me dit :

  • Te souviens-tu du pacte que l'on a fait?
  • ...
  • On s'est promis de ne jamais se laisser.


Je ne la crois plus, je ne la crois pas. Pas aujourd'hui. Elle ne peut s'enfuir, elle ne peut que brailler. Nous tombons, nous tombons tous les deux dans la nuit. Dans le noir qui nous piétine. Elle voudrait le cueillir comme un bouquet ou mourir simplement.

Ce n'est pas une bonne idée, pas ici. Pas dans la chute, ni dans ce vide. Qui sait où nous atterrirons? Qui sait seulement ce qui nous attend? Mieux vaut être vivant.

Une onde cosmique me traverse. Elle résonne jusque dans son sexe à elle. Elle cogne dans nos têtes. On se connaît. Je l'ai déjà croisée un jour d'amertume.

Si j'avais une basse, un orchestre. Ils joueraient pour accompagner notre descente.

Notre chute vers l'abysse.


Mais Léonie la femme-éternité, la femme-toupie ne saisit pas la raison de notre course. Elle voudrait du tangible. Elle voudrait une famille, un enfant, une maison, une vie stable, une assurance salaire, un décorateur intérieur, un chat, une belle-mère. Elle s'accroche à ce qu'elle connaît.


Nous n'avons que l'accélération de nos deux corps. Le point de fuite, la perspective qui converge vers le bas. Et son cri.
Elle me dit :
  • Te souviens-tu du pacte?
  • OUI, je me souviens. Tu le répètes comme l'obsession qui te tourmente. Tu le répètes comme si c'était là la seule réponse à notre chute. Je n'y suis pour rien. L'enfoncement est inévitable. Je suis victime, je suis victime de toi.

N'est pas peur...

Elle rétorque :
  • Tais-toi. Cette course te monte à la tête.
  • Non, la chute me descend au cerveau.

Elle rit.
Et cette vitesse qui me ronge. Les cheveux en bataille. Je ressemble à un hélicoptère, un astronaute perdu.
Elle me donne un bec sur le front. Elle me mouille les lèvres. French kiss.

  • Je me souviens. Oui, nous avons promis jadis. Mais qu'est-ce que cette promesse maintenant qu'il ne reste rien? À quoi bon?
  • Je ne sais pas.
  • Mais qui le saura si ni toi, ni moi nous ne le savons? Qui saura? Qui? Qui? Qui? Et quand?

Ni elle, ni moi nous ne parlons à présent. Plongés dans le regard de l'autre. Hypnotisés.
Le void nous avale.
La vague nous emporte.

Nous t
            o
              m
                   b
                        o
                              ns.

Pour la journée pluvieuse: une histoire de fixe.

Route 132 Est

           On annonçait du verglas cette journée-là et elle lui avait promis de l’amener loin, très loin. Il fallait partir le plus tôt possible, quitte à s’arrêter en chemin. Dans la voiture Bob Dylan chantait No Direction Home, c’était bien vrai cette fois-ci.

            Elle raffolait des voyages improvisés. Lui commençait à s'énerver, à regretter son choix. Elle était certaine. Certaine du bien que ça ferait. Lui, il avait des chaleurs et sans prévenir, il implosa. Trop d’excès, trop de douleur, trop d’émotions. L’espace de l’habitacle lui semblait rétrécir de plus en plus.
Elle ne lui portait plus attention. Elle rêvait plutôt de voir des baleines. Une queue, une nageoire, un jet d’eau dans les airs. Peu importe. Sa vieille lubie la rassurait. Penser aux baleines la recadrait, mettait les choses en perspective. Communier avec l’immensité.

            Il a commencé par ouvrir la fenêtre, par mettre son manteau puis l’enlever. Rien ne le soulageait, les sueurs froides le tourmentaient.

— D’après toi, on arriverait où en continuant plus loin que l’océan?


- Je sais pas, il faudrait qu’on s’arrête.


- T’avais dit que t’en ferais plus.


- Je sais...

            Seul à seul avec le macadam, la voiture dévalait vers la mer, la forêt à leurs côtés. Elle ne voulait pas arrêter pour qu’il recommence. Pas tout de suite, pas la première journée. Il avait promis. Lui s’arrachait les yeux; il aurait tué pour un fixe. Juste un.

            Au bout de la route, ses mains tremblaient. Il avait essayé trois fois avant de s’injecter. Le bras troué, il est revenu s’asseoir en silence dans la voiture. Elle a fermé les yeux. Le chemin serait long, mais ils la rencontreraient bien un jour cette baleine.


- La mer est agitée. On n’en verra pas


- Je sais…