Elle aimait la montagne


Les pics rocheux qui frôlent le cosmos, la lune, les nuages ondulés, le ciel obscur, les sols boueux, la randonnée, les herbes folles, les crampons, l'équipement d'escalade, les sangles en boudins, les mousquetons, les souliers serrés, le souvenir des daims près de la maison verte et cette liberté indicible des hauteurs, de l'espace infini, de l'air frais, de la brise sèche. Le vent du Sud, la solitude, les pistes qui tortillent, le petit sac de noix, la forêt dense, le pouls qui se hâte pour enfin tracer, se rendre au sommet, contempler la vallée, admirer l'incommensurable, sourire. Suivre des yeux cet oiseau majestueux qui zigzague.

Un temps.

Courir.

Se diriger vers le dôme sacré, le Roméo. Se dénuder, s'enfoncer la roche entre les jambes, la sentir bien où elle s'insère, l'embrasser, la lécher jusqu'à en jouir: les pupilles ailleurs. Un pèlerinage charnel, authentique, réel. Le sommet de l'extase, les routes du plaisir, la voie de la jubilation. Se revêtir, chanter le carnaval, manger des tartelettes aux oeufs.

Marcher, marcher, marcher. Et ne jamais penser à demain.



Elle aimait la montagne

Julien Gagnon présente: Natashquan

Natashquan

Les jambes en transe, je suis le mouvement de mon corps. Les lignes blanches défilent sous les roues étroites de mon vélo et je repense au pourquoi de ce voyage. L’air frais de l’automne me rougit les joues. Je pleure, malgré moi, parce que la brise glaciale m’attaque les yeux. Je pédale. C’est froid longtemps la 138 Est. J'aurais dû m'habiller davantage. Ce sont surtout les mains qui gèlent puisqu'à vélo, on est victime des éléments. Tout nu, sans défense, je suis une proie facile. Au début, je voulais partir de Montréal pour me rendre à Natashquan. Le seul hic c’est que le trajet fait près de 1300 km. J’aurais mis environ 130 jours pour atteindre mon objectif. Sans compter les arrêts, les repos, les crevaisons, les ajustements, les erreurs de parcours, les petits cafés et tout le tralala. J’aime bien le vélo, mais je ne suis pas un athlète olympique. Je réalise aujourd'hui que le Nord du Québec n'est pas un plat pays. En fait, je n’ai jamais vraiment fait de très longues distances. Ainsi, la boucle complète m'aurait pris près d'un an à un rythme de touriste. Le projet était insensé, dès le départ, comme tout ce que j’entreprends. En plus, mon patron m’avait seulement accordé deux semaines et demie de vacances. Il fallait couper dans le gras. J’ai donc décidé de m’acheter un billet d’autobus pour Sept-Îles. En passant par Québec et Baie-Comeau, le parcours me coûtait 183,08$. C’est quand même cher pour aller se geler le cul en bicyclette pendant des centaines de kilomètres sur la Côte-Nord. Mais bon, la portion moulinage était essentielle pour me donner le temps de réfléchir.

Ouch. Un trou dans l'accotement. Pas moyen d'éviter les voitures sans se ramasser dans le champ. Lever les fesses au bon moment, pour éviter l'impact. Tout un art.
Le 28 septembre, j’ai démonté mon vélo et l’ai mis dans la soute à bagages de l'autocar. Heureusement, il ne s’est pas trop abîmé. J’avais peur de rouler avec un engin tout croche pendant des jours. De Sept-Îles, il me restait seulement 368 km à parcourir pour me rendre à Natashquan. C’était plus raisonnable compte tenu du temps alloué. 736 km aller-retour. La distance me semblait à la fois assez longue pour réfléchir et assez courte pour revenir au bureau presque à temps. Le voyage motorisé avait été une réelle torture. Trop d'attente. Peut-être parce que j'ai eu l'impression d’immobilisme calé dans mon siège moelleux de la compagnie Grey Hound. La lenteur est certainement mon pire ennemi en ce moment. J'ai besoin d'aller de l'avant, de rouler aussi vite que possible. Rouler avec mon Pinarello 88 bleu. Pour oublier. Oublier grâce à la vitesse, grâce au vent sur mes joues et au bruit du voyage. Plus je roule vite à vélo, plus j'arrive à mettre tout de côté. Rien à voir avec les nausées de l'autobus. Réfléchir, se préparer au pire. Je ne suis pas un animal à enfermer, je ne supporte pas les vitres closes et on ne peut me mettre en cage. Le Grey Hound c'est moi: la bête sauvage. Je déteste la ferraille et la taule de l'autobus.

Je recherche la communion avec l'extérieur, mais on m'avait placé à côté des toilettes, à l'arrière. Je ne rêvais que de gâteau au chocolat. J'ai eu droit aux odeurs nauséabondes et aucun dessert sucré. Rendu à destination, j'avais l'air d'un mourant, mais mon voyage ne faisait que commencer. J'allais enfin pouvoir réfléchir et pédaler.

* * *

Ma gourde est vide et j'essaye de rejoindre mon sac de côté pour retirer ma deuxième bouteille d'eau sans m'arrêter. J'ai failli me retrouver nez à nez contre le bitume. Va falloir faire un petit arrêt.

J’y ai trop souvent pensé et j’ai assez souffert. Je dois retrouver mon père. On ne l’a pas revu depuis près de 24 ans. La dernière fois qu'il a daigné me parler, j’avais un an. C'est loin. Je m’en souviens pas tellement. J'ai hérité d'une seule photo de lui: il était assis dans un salon avec une femme à ses côtés. Qui? Je n'ai aucune idée. C’est flou, il avait l’air neutre, sympathique ou heureux. Les gens sourient toujours sur les portraits, même s’ils sont tristes. Le faux sourire, le demi-mensonge. Mieux vaut bien paraître qu'être sincère. Moi j'ai sincèrement envie de régler cette histoire une fois pour toutes. Il habite la Côte-Nord, Natashquan. Satanée grosse côte. Dieu merci le Bon Dieu a inventé le premier plateau de vitesse.

Je ne connais pas vraiment la région. De nom seulement. Je sais que c’est loin, surtout à vélo. C’est ma mère qui m'a dit où il demeurait. C’est tout ce que j'ai comme information sur lui, sauf peut-être qu’il travaillait dans la construction à l’époque et qu’il est retourné dans son village natal, vivre avec sa deuxième femme et ses enfants. Il doit tenir un magasin de Ski-doo ou vendre des bottes Sorel aux Indiens. C’est compliqué notre histoire. Il a eu une première compagne puis un divorce au milieu des années 80. Célibataire à Montréal, entre deux mariages, il a fait un enfant pour passer le temps. C’est vrai que c’est agréable sur le coup. Quelques années plus tard, il a quitté sa deuxième femme pour des raisons obscures. C’est là qu’il a rencontré ma mère, une grande demoiselle pleine d’énergie, resplendissante. À l’époque, elle voulait un enfant à tout prix. C’était nécessaire, absolu pour elle. Le médecin lui avait annoncé une maladie grave. La grossesse devenait alors le seul remède pour éviter les complications. Elle le trouvait beau bonhomme et intelligent. Elle a tout de suite vu en lui le candidat parfait. Dès le départ, elle avait mis au clair sa situation: elle voulait un flo à tout prix, l'avortement était hors de question. Ils se sont fréquentés presque un an. Un soir il est revenu pompette d'un party, il lui a fait l'amour pendant qu'elle dormait, assommée par l'alcool. J'étais né. Grâce au vice d'un gars saoul qui profite d'une fille fragile. Lui bien sûr ne voulait rien savoir d’un deuxième enfant, d’une troisième femme, d’une autre pension alimentaire, de changer des couches, de magasiner les garderies, d’assister aux réunions de trois familles différentes, de subir la garde partagée, de se chicaner, de m’emmener l’après-midi dans les parcs. Il la connaissait la routine. Puis il y avait ma mère dans l'histoire. J’imagine qu’il ne se voyait pas passer le restant de ses jours avec elle. Elle qui voulait donner la vie à tout prix.
J'ai les mollets en feu. Mais le gatorade rouge ça aide à faire passer les crampes.

J'en étais où? Oui: il est parti pour un contrat en Israël, quelques mois, une occasion en or. Quand il est revenu, il a fait comme si de rien n'était. Ma mère ne l'a plus jamais revu, sauf par hasard dans la rue. Pourtant, elle ne méritait pas d'être laissée seule, moi non plus. On a tous nos défauts. Lui le premier. Il a sacré son camp, du jour au lendemain. « Tu voulais avoir un enfant, ben fille tu vas t’en occuper ». Elle refusait de me perdre. Quand on espère un enfant depuis des années, quand on approche la trentaine, l’horloge biologique crie sans arrêt, puis la maladie qui appelait ma naissance. Elle ne pouvait pas me tuer. Qui aurait pu? C’est une femme de principes, elle ne voulait pas un mort sur la conscience, encore moins un fœtus.
Il a dû la supplier. C’est assez fascinant de repenser à notre conception. Il aurait fallu d’un seul rendez-vous à la clinique, d’une heure dans la salle d’attente, d’un petit dépliant remis à ma mère, d’une tape sur l’épaule pour que je sois aspiré dans un gros bac à déchets organiques et oublié à jamais. Finish, final bâton. Je suis quand même content d’exister. De pouvoir rouler au soleil vers le Nord. Merde la pluie, faut continuer à pédaler. Mon imper est dans ma sacoche.
Je ne regrette pas. Maintenant, il est trop tard. On ne peut pas avorter un enfant de 25 ans, même si on ne l’aime pas. Ce serait assez drastique comme décision. Passer à la clinique des mal-aimés pour se faire aspirer dans un tuyau déchiqueteur géant. L’avortement des adultes devrait être légalisé un jour. Je ne sais pas. C’est ridicule. Je suis un peu troublé. Troublé par la route, par l'inconnu, par les lignes blanches. Ce n'est pas tous les jours qu’on met ses culottes de bicycle, qu’on fait ses bagages dans deux petits sacs de vélo puis qu’on part faire un voyage en plein milieu de nulle part pour retrouver un père qui nous a abandonné. Il faut que je ventile, que je pédale. Encore plus loin. Pourquoi je le fais? Bonne question. Maudite bonne question. C'est plus fort que moi. Plus fort que tout. C'est une alarme physique, naturelle, intrinsèque. Aucun rapport avec la raison. Je sentais simplement la nécessité. Je devais y aller. L’appel du Nord, Call of the Wild. Je voudrais être facteur à vélo sur la Côte-Nord, me perdre dans les forêts enneigées et élever ma meute de chiens. Mon boss ne serait pas content. On a pas le droit de prendre tous nos congés d'un coup. Maudite corporation.

À la télévision, on voit souvent des petites dames adoptées qui cherchent à tout prix leurs parents biologiques. Je ne comprenais pas pourquoi elles faisaient des pieds et des mains pour retrouver de purs inconnus. Maintenant je saisis un peu mieux. Ce n’est pas de leur faute, c’est essentiel. Moi, je veux juste lui voir la face. C’est mon père quand même. Je veux comprendre. Je me sens comme un énorme casse-tête de 10 000 morceaux où il manque une pièce. Directement au centre. La seule qu'il faudrait pour voir l'ensemble du puzzle. Pour l’instant, je suis perdu. Je voudrais savoir c’est qui. Qui est mon père? Je rêve de le crier. Qu’est ce qu’il aime manger? À quoi il pense le soir? Avec qui il couche? Quelle musique il écoute? Comment il marche? Quels livres il lit? Je ne sais rien. Même pas où il habite. Mais j’y vais. Maudit que c’est innocent. Je m’en fous de la musique qu’il écoute. Oui puis non. Pas vraiment, j’aimerais juste le voir. Lui demander pourquoi il m’a abandonné. Pourquoi a-t-il laissé ma mère dans la merde pendant 20 ans? Jamais une cenne, jamais un cadeau à Noël, jamais une lettre, jamais un signe, jamais rien. Juste le néant, le vide. Juste ça, ce n’est pas beaucoup.
J'ai l'impression que je suis de plus en plus efficace. J'aime bien pédaler finalement. Faut trouver le rythme, puis on le lâche jamais.
Et toi? T’avais peur? Moi j’aurais peur à ta place. Peur du tort que t’as fait par ton absence. T'as aucune idée comment tu as pu blesser en ne faisant strictement rien. J’imagine que c’est un cercle vicieux. Quand on disparait quelques jours, on se sent mal, on ne veut pas donner des nouvelles par peur de représailles. Puis les jours se transforment en semaine et en mois. Rendu à un certain point, il n'y a plus de retour en arrière. On ne peut plus débarquer en disant: « j’étais parti quelques semaines pour prendre un break ». Ça ne se fait pas. Je ne pense pas. Ou il a simplement décidé qu’il ne voulait jamais me connaître. Je suis quand même la chair de sa chair. Il faut être innocent pour penser que tous les êtres humains sont aussi attentionnés que soi. Les gens sont méchants. Je ne voudrais pas une seconde laisser une fille et son nouveau-né, juste parce que ça ne me convient pas. C'est égoïste. Je prendrais de ses nouvelles au moins. Jouer aux serpents-échelles la fin de semaine avec le petit. Minimum. Me semble que c’est le strict minimum les serpents-échelles. Ou le Lazer Quest une fois par mois avec de la pizza puis une rondelle d'oignon entre deux parties. Ça, c'est bien moi, je serais un père de Lazer Quest.

C’est peut-être une question d’argent. Et s'il voulait simplement ne jamais payer un sou? Il aurait eu peur de devoir verser une pension alimentaire de plus? Il est peut-être pingre à un point où il nous a abandonnés juste pour ne pas dépenser dans les couches. Ça serait bien le comble. Faire 400 km de vélo pour me rendre compte que mon père m'a abandonné pour épargner. Je ne pense pas. Quand même.
Wow. J'ai perdu le focus, reste droit, force avec les cuisses.
Faut que ça soit plus que le fric qu'il l'ait fait fuir. C’est sûrement un beau salaud ou un fou carrément. Ça expliquerait pas mal d’affaires. De quoi aurais-je l'air si c'était un vrai dérangé, s'il était interné? Que sa petite maison à Natashquan, que j’ai imaginée bucolique sur le bord de l’eau, soit une résidence psychiatrique. Il m’aurait abandonné à cause de la maladie: des hallucinations, des cris, toute la patente. Non. Ma mère me l’aurait dit. Il me semble que lorsque ton fils t’annonce qu’il va faire 1300 km pour retrouver son géniteur, tu l'avertis au moins d'un détail du genre : « ton père est un détraqué mental ». Il doit être assez brillant si elle l’a choisi. Un peu autodidacte, sans trop d’études, mais cultivé. Sûrement qu'il aime la nature aussi, pour habiter dans le trou-du-cul du bout du monde.

C'est beau quand même. La petite route sur le bord de l'eau. Les falaises, les oiseaux, les vagues. On dirait une carte postale.

Moi j’ai tellement pensé à lui, il doit bien penser à moi de temps en temps. Quand il passe devant un parc, lorsqu'il voit des enfants jouer dehors, ça doit lui rappeler qu'il a un garçon quelque part qui l'attend.
J’espère qu’il pleure tout seul des fois. Remarque que les hommes de sa génération ne le font pas trop. Ils sont immunisés aux sentiments. C’est triste de ne pas se le permettre. Mais moi, est-ce que je suis obligé de l’aimer? Est-ce que j’ai le droit en tant que personne, en tant qu’adulte, de le rencontrer, de le juger puis d'en venir à la conclusion que je le déteste, que je ne veux rien savoir de lui? Est-ce que ça serait aussi pire que d’abandonner sa famille comme il l'a fait? Pourquoi devrais-je à tout prix le traiter comme mon père? Pourquoi? Lui ne m'a jamais considéré comme son fils.

* * *

Je m’arrête un instant sur le bord de la route. Je bois un peu d’eau. Je suis en sueur à la fois à cause de mes pensées et de l'effort que j'ai mis à me rendre ici. Devant moi la municipalité de Havre-Saint-Pierre. À ma droite, une petite allée en bois vieillie par les années mène à une cabane rouge et blanche. Une ancre de bateau géante trône devant la maison. Abandonné par le temps, le mastodonte est planté dans l'herbe jaunie. Le ciel est irréel. Bleu pur parsemé de nuages voluptueux. Des spirales se dessinent dans les airs. L'éclairage d'après-midi est chaud et magique. À l'arrière, le fleuve réfléchit la lumière du soleil. Je suis quand même heureux d'avoir le derrière en sang.
C'est vraiment un cul-de-sac. Pourquoi je suis venu me perdre ici? J'ai besoin de me reposer quelque part. Rouler ça m'aide à penser, je comprends déjà un peu plus. J'ai besoin de mouliner pour oublier, pour avancer. Comprendre d'où je viens pour pouvoir le rencontrer. Faire la paix avec moi-même.

À perte de vue, le fleuve est azur, immaculé comme le ciel. Je pourrais tourner la tête à l'envers et rouler vers le firmament. Méchant délire, suffirait d'y croire. Pas comme lui, qui n'a jamais cru en moi. Pourtant, je ne devais pas être un enfant difficile. J'ai toujours été un jeune homme ordinaire. Il devait être extraordinaire pour m'abandonner. Il a décidé de ne pas faire comme les autres, de vivre sa vie et de mettre la mienne sur la glace. Il y a toujours une victime, un perdant. Le hasard m'a choisi.

* * *

Allongé sur le dos, en caleçon et accoté sur la balustrade d'un lit crasseux, je regarde un documentaire sur les volcans sous-marins à la télévision. Des chercheurs se préparent à une plongée en eau profonde. L'excitation est palpable sur le bateau. Moi, j'ai les cuisses en feu, mon entre-jambes est en compote et j'ai envie de prendre le premier bus vers le centre-ville de Montréal. Je ne peux pas abandonner si près du but, pas maintenant. Le téléphone sonne, c'est Émilie: une fille que je fréquente.

  • Salut c'est moi.
  • Ça va?
  • Un peu mélangée.
  • Mélangée? Moi aussi. […] Je suis dans un motel à Havre-Saint-Pierre. Je ne sais pas du tout ce que je fais là. J'écoute une émission sur les volcans.

  • Les volcans?
  • Oui, des volcans sous-marins.
  • Ça existe?
  • Oui.
  • C'est beau?
  • C'est gros.
  • […]
  • Émilie?
  • Arthur, je suis enceinte.
  • Quoi?
  • Je vais être énorme.


À l'écran le volcan régurgite son magma dans les profondeurs de l'océan. La réaction est vive et intense. Au contact de l'eau, le centre de la Terre change brutalement de couleur et l'eau s'évapore violemment. La lave me donne envie de vomir. Je cours vers les toilettes. La chaudrée de fruits de mer retourne vers le fleuve. Le téléphone marmonne encore. « Arthur t'es là? Allo? ». Je raccroche.

Qu'est ce qu'elle vient de me dire? Comment ai-je pu faire ça? Comment j'ai pu me faire ça à moi? Je suis tellement innocent. J'ai envie de me couper les couilles, à froid dans la salle de bain du motel Sur la rive. Là ça va pas, vraiment pas. Il faut que je la rappelle, non je peux pas. Qu'est-ce que je vais lui dire? Je ne peux pas être père, pas maintenant. Je suis incapable de m'occuper d'un être vivant. Je ne suis même pas en mesure de retrouver mon propre géniteur.

Mon père qui m'attend à 154 km d'ici. Il doit y avoir erreur sur la personne. Il me semble qu'on avait calculé nos affaires. Ça peut très bien être le petit de quelqu'un d'autre. J'espère qu'elle m'a trompé. Je n’ai jamais souhaité autant qu'une fille m'ait trompé. Dis-moi que t'avais un amant, un étalon fertile. On va crever de faim, crever de malheurs. Je dois rester ici, avec mon père. On aura tous les deux abandonné notre progéniture au même endroit. Faut que je réfléchisse. Trouve une solution, vite. Un flash. Je vide ma trousse de toilette sur le plancher. Je retrouve les ativans que j'ai volé à ma mère. J'avale les cinq comprimés d'un coup. Je bois la bière que je m'étais achetée au village cet après-midi. J'attends. Mes yeux ferment enfin. Black-out salvateur.

* * *

De retour sur la route, je n'ai toujours pas digéré mon histoire de paternité, ni mes médicaments. J'ai des brûlures d'estomac. D'autres embûches qui m'empêchent de pédaler. Mon dérailleur commence à peiner dans les côtes. Il change de vitesse tout seul. J'ai toujours dit que le dérailleur était le reflet du cœur d'un homme. Je n’ai jamais dit ça. Je ne sais plus. Émilie a rappelé 48 fois depuis hier soir. Elle m'a laissé 22 messages. Je deviens fou. J'ai fermé mon téléphone. Maudite technologie. J'ai le cerveau en compote. Mon maillot sent la transpiration. Bientôt, il va falloir que j'achète des couches, de la purée, des biberons, du lait en poudre, un siège d'enfant pour le vélo. C'est impensable. J'espère que ça vient avec un manuel ces bébelles-là. Parait que le lait Nestlé c'est poison. Va falloir que je me renseigne.

Pédale. Pédale tu penseras plus tard. La vitesse pour oublier.

J'ai dormi deux autres nuits dans des motels aussi chics les uns que les autres. Ce matin je me suis réveillé en me demandant si j'avais appris quoi que ce soit en venant jusqu'ici. Je pense que je suis un peu plus serein, plus calme face à lui. Je n'ai plus vraiment d'attentes. Au moins j'aurai eu le courage d'essayer. Avoir un flo ça vous flanque une sale baffe. Une claque du genre: crevaison entre deux villages perdus.

* * *

Après quatre jours complets de route et d'anxiété, je vois enfin Natashquan qui s'esquisse au loin. La fin de la journée approche et le soleil illumine le petit village côtier. Je fais un premier arrêt devant une l'église: rouge et blanche au milieu de l'agglomération. Sa structure en bois est rudimentaire. Deux croix immenses annoncent la suprématie du Christ, même ici, au plus profond de la Côte-Nord québécoise. Je regarde le petit papier que ma mère m'a donné: ici, la 138 s'appelle rue du pré. Mon père habite à l'anse du ruisseau. En suivant les adresses, j'arrive à un bungalow bleu et blanc. Une maison familiale avec une boîte aux lettres ridicule en forme de goéland. Je pose mon vélo contre un arbre et je regarde le fleuve immense. J'ai l'impression de flotter en marchant sur la terre ferme. Je me déplace comme un lutteur sumo en début de match. La plage de sable est bordée de sapins et d'épinettes. Je me croise les doigts et me jure que si je vois une baleine, je cogne à sa porte et je lui déballe toute mon histoire d'un seul souffle.

* * *
Je suis planté là à regarder l'océan en me promettant de rappeler Émilie si je vois un deuxième cétacé. Je fais des ricochets avec des galets. Aucune baleine ne vient, je suis épuisé et je me demande si je vais pouvoir dormir sur la plage. J'ai ma petite tente une place, mais j'étouffe là-dedans. Je m'assois sur une roche plate. Je ferme les yeux un instant. Après un temps, un homme s'approche et me surprend.

  • Vous venez pas du coin vous?
  • Pourquoi vous dites ça?
  • Les gens d'ici se promènent pas en bicycle. Tout le monde a un char.
  • Je viens de la ville.
  • Je sais, il y a juste vous autres pour pédaler pour rien.

Je lui demande une cigarette, il en a un paquet plein. On fume en regardant le coucher du soleil, l'immensité du fleuve. Sur son paquet il y a un cœur tout crasseux. Comme le mien. Je tousse parce que je n’ai pas l'habitude du tabac. Il rit. J'essaye de l'appeler Papa en plein milieu de la conversation, mais il ne s'en rend pas compte, où il l'ignore simplement. Au début, je croyais que ma mère l'avait averti, mais non. Il ne sait pas qui je suis. Je ne sais pas qui il est non plus. On ne le saura jamais. Il me reconduit au gîte chez Hélène. Je prends une chambre avec petit déjeuner et vue sur la mer. Les draps sentent le printemps.


* * *

En me réveillant le lendemain matin, j'aperçois un énorme aileron sortir de l'eau. J'appelle Émilie qui pleure encore et je la rassure. « Je reviens à Montréal ce soir » . On est dû pour un petit brin de discussion. Je brûle le papier où il est écrit l'adresse de mon père et je soupire, soulagé.

J'aurai au moins retrouvé la route.

Mon père c'est finish, final bâton.


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