L'été c'est pour voyager

Je n'ai pas trop écrit cet été et je serai bientôt en voyage. J'en profite pour ressortir un vieux texte. J'espère que mes aventures du Sri Lanka seront aussi passionnantes...


Le train

Je voyageais depuis plusieurs semaines et me dirigeais tranquillement vers la capitale. Pourtant, je n'avais aucune idée du chemin à emprunter pour parvenir à bon port. Je tentais désespérément d'atteindre une bourgade, un hameau oublié où se trouvait jadis une gare qui m'emmènerait vers le nord. Je suivais la route, happé par la terre asséchée, et calciné de pied en cap. Cette journée-là, le soleil plombait sur le sol rougi. Les grillons stridulaient créant un tintamarre impressionnant. Mes jambes m'imploraient d'arrêter une fois pour toutes.
Lorsque j'arrivai au village tant convoité, je fus atrocement déçu par la décrépitude des lieux. Les rares habitants étaient allongés dans leurs demeures en tôle rouillée. D'autres, assis sur des chaises de plastique, discutaient devant une gargote. Une femme en tablier remplissait les verres de clients qui l'ignoraient. Je m'arrêtai face au petit groupe, lâchai mon sac de cuir et fit signe à la dame. On m'invita à me désaltérer. J'examinai la vitrine où l'on exposait la nourriture. Les mouches voletaient vainement autour de l'étal tandis qu'un enfant agitait une énorme feuille de bananier pour les éloigner. Trois mets suaient dans le minuscule kiosque: un bol de têtes de poissons aux piments forts, un plat de riz blanc et une assiette de verdure. Je fis un signe circulaire du doigt pour faire comprendre à mon hôte que je voulais goûter à tout. On me servit, en plus des trois plats, un verre d'eau tiède.

  • Bon dieu que c'est épicé!

Je pleurais du coin de l'œil et m'étouffai avec une arête. Je repoussai mon assiette, dépassé par les évènements. La femme au comptoir insista pour me servir une deuxième portion. Je voulais crier « non! », mais les mots me manquaient. Je refusai poliment en mettant une main sur mon ventre, signe universel de satiété. La dame ne me regardait pas; elle m'imposa une gigantesque louche de piments incendiaires. Je souris et tentai de manger en camouflant ma douleur. C'était décidément trop relevé. Je toussai et un bout de piment me sortit par le nez. L'hilarité s'installa sur la terrasse. Les hommes basculaient sur leurs chaises et se tapaient les cuisses. La propriétaire pointait la scène à ses enfants pour qu'ils profitent du spectacle. Les enfants gloussaient. Je m'ennuyais de ma terre natale.
Une fois bien brûlé par la deuxième portion, je pris mon calepin, véritable allié depuis le début de mon périple et je dessinai une voie ferrée. « Tchou! Tchou! », mimai-je en klaxonnant dans les airs. L'assistance rit de nouveau. « Ha, ha, ha ». Dans la cacophonie générale, on me pointa une direction. Je remerciai l'assemblée, payai et m'orientai vers la gare.
* * *
Une gamine aux cheveux roux me suivait sur le chemin crasseux, une jupe blanche retroussée sur ses jambes fines. Ses habits immaculés détonnaient. Elle me fit un sourire taquin. Le soleil qui éclairait sa chevelure traçait le contour de son visage angélique. N'importe qui aurait succombé à sa beauté innocente. Je l'aurais bien mise dans mon sac mais il était déjà trop lourd. Dommage.
* * *
Après une marche qui me parut interminable, j'arrivai à un semblant de gare. Nulle trace d'employé, aucun horaire affiché. Deux panneaux plantés sur des piliers de bois me narguaient. Malheureusement, je ne pouvais déchiffrer un seul mot.
  • Bon sang!
Les piments me donnaient des gaz. J'avais chaud et ma dernière douche remontait à plusieurs jours.
Je contemplais la voie ferrée: deux longues traces rectilignes se perdaient à l'horizon. Je devais trouver une solution à cette impasse. Je m'étais souvent tiré d'affaire et faisait encore confiance au destin. Quel plan devais-je adopter? Je pouvais assurément passer la nuit dans la station, attendre le prochain wagon puis tenter de gagner la capitale. Ainsi, je rejoindrais l'Amérique par avion.
Et si le train ne venait jamais? Et s'ils finissaient par me rattraper? S'ils m'avaient talonné depuis le début...
  • Mais non, t'es parano, PA-RA-NO. Personne ne t'a suivi dans ce bled perdu.
Je scrutai les alentours pour me rassurer mais ne trouvai que de la terre assoiffée, toujours le même sol ferreux.
Un troupeau de chèvres traversa les rails. Les pauvres animaux broutaient les quelques herbes rabougries cachées çà et là. Le bétail était maigre comme le berger qui les accompagnait. Les cloches accrochées au cou des bestiaux tintaient en une symphonie monotone. Le temps passait trop lentement dans ces lieux étrangers. Le soleil amorçait sa descente vers le centre de la Terre. Je rageais et maudissais mon dieu.
* * *
Au loin, un solitaire âgé trônait dans une maison ravagée par la guerre. Un pan de mur écroulé laissait entrevoir l'intérieur des pièces sens dessus dessous. La structure tenait de justesse. Le patriarche paraissait serein au milieu des décombres et me regardait avec amusement.

    • Vous ne risquez pas de croiser un train par ici.

Le vieux m'expliqua que la gare était désaffectée depuis plusieurs années. Autrefois, il s'agissait d'une halte secondaire. De là, les trains serpentaient vers les montagnes. Aujourd'hui, seuls les cafards et les sauterelles parcouraient les rails désertés. On les appelait les derniers voyageurs.

    • Et qu'est-ce que vous faites au milieu des décombres à contempler la voie ferrée?
  • Je patiente.

L'ancien continua ses explications et m'apprit qu'il exerçait jadis le métier de contrôleur de train. Depuis l'arrêt de la circulation, il n'avait d'emprise que sur son existence et errait dans la gare fantôme. Le travail lui manquait et il s'ennuyait atrocement des foules et des occidentales de première classe. Malgré tout, il semblait heureux dans sa petite maison délabrée. La brise était fraîche le matin, et le soleil coloré le soir. Qu'exiger de plus?

Je pris un moment pour le regarder et réfléchir un peu. Il me restait peu d'énergie, juste assez pour comprendre l'importance de cette marche entreprise depuis des semaines. Plus qu'un simple voyage, c’était la quête d'une vie. Le mouvement s'imposait par-dessus tout, comme une nécessité.

  • Il faut que je rejoigne la ville, je ne veux pas crever ici.
  • Tu ne peux pas mourir. Ta jeunesse te protègera.
  • Vous racontez vraiment n'importe quoi.

Je craquais. Décidément, je baignais dans un beau merdier. J'aurais aimé m'époumoner afin qu'on m'entende au loin. Qu'on me prenne par la main et me raccompagne vers des contrées plus clémentes. Je me mis à cogiter intensément. J'imaginais que je quittais le sol pour de bon et que mon corps s'élevait doucement dans les airs.

  • Inutile d'essayer. Les habitants de ce pays ont arrêté de rêver depuis trop longtemps. Ta seule chance est de t'accrocher à quelque chose de tangible.

De tous les scénarios échafaudés pour ma fuite, celui-ci n’avait jamais traversé mon esprit. J'étais affalé sur mon sac de cuir dans une gare abandonnée à discuter avec un vieil écervelé. La situation s'aggravait.

  • Cesse tes conneries et viens t'asseoir près de moi.
  • Pardon?
  • J'ai du vin de palme. Je le gardais pour une grande occasion. Today is the day...

Je demeurai perplexe. Allais-je vraiment m'arrêter ici, en plein milieu des décombres? Et ma quête, qu'en adviendrait-il? Je cherchais à avancer, poursuivre à tout prix et ne jamais revenir sur mes pas. Si on me tendait un piège? Et ce convoi qui n'arrivait jamais... Cette absence me hantait. Qu'y a-t-il de pire que d'attendre ce qui n'existe pas? J'étais torturé. D'un côté, le contrôleur édenté faisait la moue, de l'autre, la terre et la chaleur m'épuisaient. Personne ne volait à mon secours. Mon esseulement appelait une décision. Je devais aller de l'avant. Toujours vers le nord, pour garder la raison, pour garder le cap.

Après un moment d'hésitation, je me redressai. Je pris mon sac de cuir et me dirigeai vers la maison en ruines. Pour un bref instant, je connaissais mon itinéraire et je me permettais de vivre le moment présent. Je pouvais enfin m'asseoir, me reposer. Finies la course et la déroute. Un sourire en coin se dessina sur mon visage d'errant. J'avais découvert l'oasis perdue, le refuge inespéré.

Le vin de palme était fort, mais réconfortant. Le contrôleur de train jubilait; il avait maintenant de la compagnie. Il pouvait enfin se saouler avec un invité digne de ce nom.