Haiti Is For Lovers présente: La route de Simmel

Haiti Is For Lovers présente:


La route de Simmel
(cliquez ici pour l'écouter )


Image: Nicolas Viau



Timothy Weiss - clavier
Guillaume Cloutier - guitare
Roy Nitulescu - Djembe
Julien Gagnon - voix

Souvenir d'hiver

Un peu après Noël, la tourtière, les montagnes de pommes de terre, la dinde aussi grosse qu'une jument obèse (résultat d'un oncle obsédé par l'abondance); après les amoncellements de cadeaux et le faux Père-Noël: j'ai eu cette idée saugrenue de conduire loin pour oublier la cité le temps d'un Rocher-Percé. Jamais je n'avais vu le mont Albert et sa vallée. On m'avait pourtant prévenu que les routes étaient espiègles et dangereuses, mais j'en ai fait qu'à ma tête et nous partîmes elle et moi vers la pointe du Québec, vers l'éternel, vers le paradis des vacances de la construction: la Gawspésie. Plein cap sur le golfe du Saint-Laurent. Convaincue, elle m'a suivi dans mon gigantisme. En chemin, les pneus d'hiver de la petite voiture ne pouvaient rivaliser contre le blizzard de l'Est, contre la glace et les chemins qui serpentent sur la berge. J'étais mauvais conducteur et elle avait peur dans l'habitacle.

- Attention, tu roules viiiiiiite!
-  ...

Même le Soleil de Ferland ne nous protégeait pas de la neige de Murdochville. Malgré le tête à queue et les longues pauses forcées dans les hôtels glauques, nous avons atteint la rive. J'appris qu'on mettait des chaines autour les roues pour zigzaguer sur le verglas, qu'un 4x4 pouvait être utile en terre sauvage et que prendre un raccourci à travers la montagne, l'hiver, était une idée absurde, une idée conne de citadin.

Notre B&B se trouvait sur l'Anse près de Percé: village fantôme loin de ce qu'il devait être l'été, parsemé de motels déserts, de restaurants fermés et de campings étouffés par le blanc. Au centre de l'agglomération, le rocher majestueux victime, lui aussi, d'un vent du large à décoiffer les crevettes de Matane. Nous logions aux côtés de chiens de traineau qui hurlaient à la lune. Les propriétaires, exilés de la banlieue montréalaise, nous nourrissaient pour que nous évitions la tempête. J'avais quand même acheté des huîtres que j'ai ouvertes au couteau à beurre, dans la chambre, en buvant du vin d'épicerie tout en craquant des pinces de homard.

Le 31 décembre, nous avons marché en raquettes. À notre retour, nos hôtes nous proposaient de passer le réveillon dehors près du feu.

À minuit les flammes gigantesques dansaient et le froid rageait. Les invités emmitouflés jusqu'au cou nous parlaient des Îles-de-la-Madeleine:

- Vous n’êtes jamais allé aux z' Îles? Il faudrait, c'est beau, mais 'y a du vent à écorner les boeufs.
- ...

Je me souviendrai d'un homme saoul bruyant qui buvait à même une cruche de bière, l'entreprise de son fils qu'il clamait. J'avais mon manteau de poseur de ligne d'Hydro-Québec, accoutrement bleu trop grand et bouffant. Lorsque nous avons crié la nouvelle année, en nous embrassant, le mousseux bon marché acheté à l'épicerie gelait et malgré mes efforts, je ne pouvais l'absorber autrement qu'en le suçant comme un pop-sicle.

Chic et dépaysant, je me sentais ailleurs, pourtant à seulement quelques centaines de kilomètres de la maison.


L'été c'est pour voyager

Je n'ai pas trop écrit cet été et je serai bientôt en voyage. J'en profite pour ressortir un vieux texte. J'espère que mes aventures du Sri Lanka seront aussi passionnantes...


Le train

Je voyageais depuis plusieurs semaines et me dirigeais tranquillement vers la capitale. Pourtant, je n'avais aucune idée du chemin à emprunter pour parvenir à bon port. Je tentais désespérément d'atteindre une bourgade, un hameau oublié où se trouvait jadis une gare qui m'emmènerait vers le nord. Je suivais la route, happé par la terre asséchée, et calciné de pied en cap. Cette journée-là, le soleil plombait sur le sol rougi. Les grillons stridulaient créant un tintamarre impressionnant. Mes jambes m'imploraient d'arrêter une fois pour toutes.
Lorsque j'arrivai au village tant convoité, je fus atrocement déçu par la décrépitude des lieux. Les rares habitants étaient allongés dans leurs demeures en tôle rouillée. D'autres, assis sur des chaises de plastique, discutaient devant une gargote. Une femme en tablier remplissait les verres de clients qui l'ignoraient. Je m'arrêtai face au petit groupe, lâchai mon sac de cuir et fit signe à la dame. On m'invita à me désaltérer. J'examinai la vitrine où l'on exposait la nourriture. Les mouches voletaient vainement autour de l'étal tandis qu'un enfant agitait une énorme feuille de bananier pour les éloigner. Trois mets suaient dans le minuscule kiosque: un bol de têtes de poissons aux piments forts, un plat de riz blanc et une assiette de verdure. Je fis un signe circulaire du doigt pour faire comprendre à mon hôte que je voulais goûter à tout. On me servit, en plus des trois plats, un verre d'eau tiède.

  • Bon dieu que c'est épicé!

Je pleurais du coin de l'œil et m'étouffai avec une arête. Je repoussai mon assiette, dépassé par les évènements. La femme au comptoir insista pour me servir une deuxième portion. Je voulais crier « non! », mais les mots me manquaient. Je refusai poliment en mettant une main sur mon ventre, signe universel de satiété. La dame ne me regardait pas; elle m'imposa une gigantesque louche de piments incendiaires. Je souris et tentai de manger en camouflant ma douleur. C'était décidément trop relevé. Je toussai et un bout de piment me sortit par le nez. L'hilarité s'installa sur la terrasse. Les hommes basculaient sur leurs chaises et se tapaient les cuisses. La propriétaire pointait la scène à ses enfants pour qu'ils profitent du spectacle. Les enfants gloussaient. Je m'ennuyais de ma terre natale.
Une fois bien brûlé par la deuxième portion, je pris mon calepin, véritable allié depuis le début de mon périple et je dessinai une voie ferrée. « Tchou! Tchou! », mimai-je en klaxonnant dans les airs. L'assistance rit de nouveau. « Ha, ha, ha ». Dans la cacophonie générale, on me pointa une direction. Je remerciai l'assemblée, payai et m'orientai vers la gare.
* * *
Une gamine aux cheveux roux me suivait sur le chemin crasseux, une jupe blanche retroussée sur ses jambes fines. Ses habits immaculés détonnaient. Elle me fit un sourire taquin. Le soleil qui éclairait sa chevelure traçait le contour de son visage angélique. N'importe qui aurait succombé à sa beauté innocente. Je l'aurais bien mise dans mon sac mais il était déjà trop lourd. Dommage.
* * *
Après une marche qui me parut interminable, j'arrivai à un semblant de gare. Nulle trace d'employé, aucun horaire affiché. Deux panneaux plantés sur des piliers de bois me narguaient. Malheureusement, je ne pouvais déchiffrer un seul mot.
  • Bon sang!
Les piments me donnaient des gaz. J'avais chaud et ma dernière douche remontait à plusieurs jours.
Je contemplais la voie ferrée: deux longues traces rectilignes se perdaient à l'horizon. Je devais trouver une solution à cette impasse. Je m'étais souvent tiré d'affaire et faisait encore confiance au destin. Quel plan devais-je adopter? Je pouvais assurément passer la nuit dans la station, attendre le prochain wagon puis tenter de gagner la capitale. Ainsi, je rejoindrais l'Amérique par avion.
Et si le train ne venait jamais? Et s'ils finissaient par me rattraper? S'ils m'avaient talonné depuis le début...
  • Mais non, t'es parano, PA-RA-NO. Personne ne t'a suivi dans ce bled perdu.
Je scrutai les alentours pour me rassurer mais ne trouvai que de la terre assoiffée, toujours le même sol ferreux.
Un troupeau de chèvres traversa les rails. Les pauvres animaux broutaient les quelques herbes rabougries cachées çà et là. Le bétail était maigre comme le berger qui les accompagnait. Les cloches accrochées au cou des bestiaux tintaient en une symphonie monotone. Le temps passait trop lentement dans ces lieux étrangers. Le soleil amorçait sa descente vers le centre de la Terre. Je rageais et maudissais mon dieu.
* * *
Au loin, un solitaire âgé trônait dans une maison ravagée par la guerre. Un pan de mur écroulé laissait entrevoir l'intérieur des pièces sens dessus dessous. La structure tenait de justesse. Le patriarche paraissait serein au milieu des décombres et me regardait avec amusement.

    • Vous ne risquez pas de croiser un train par ici.

Le vieux m'expliqua que la gare était désaffectée depuis plusieurs années. Autrefois, il s'agissait d'une halte secondaire. De là, les trains serpentaient vers les montagnes. Aujourd'hui, seuls les cafards et les sauterelles parcouraient les rails désertés. On les appelait les derniers voyageurs.

    • Et qu'est-ce que vous faites au milieu des décombres à contempler la voie ferrée?
  • Je patiente.

L'ancien continua ses explications et m'apprit qu'il exerçait jadis le métier de contrôleur de train. Depuis l'arrêt de la circulation, il n'avait d'emprise que sur son existence et errait dans la gare fantôme. Le travail lui manquait et il s'ennuyait atrocement des foules et des occidentales de première classe. Malgré tout, il semblait heureux dans sa petite maison délabrée. La brise était fraîche le matin, et le soleil coloré le soir. Qu'exiger de plus?

Je pris un moment pour le regarder et réfléchir un peu. Il me restait peu d'énergie, juste assez pour comprendre l'importance de cette marche entreprise depuis des semaines. Plus qu'un simple voyage, c’était la quête d'une vie. Le mouvement s'imposait par-dessus tout, comme une nécessité.

  • Il faut que je rejoigne la ville, je ne veux pas crever ici.
  • Tu ne peux pas mourir. Ta jeunesse te protègera.
  • Vous racontez vraiment n'importe quoi.

Je craquais. Décidément, je baignais dans un beau merdier. J'aurais aimé m'époumoner afin qu'on m'entende au loin. Qu'on me prenne par la main et me raccompagne vers des contrées plus clémentes. Je me mis à cogiter intensément. J'imaginais que je quittais le sol pour de bon et que mon corps s'élevait doucement dans les airs.

  • Inutile d'essayer. Les habitants de ce pays ont arrêté de rêver depuis trop longtemps. Ta seule chance est de t'accrocher à quelque chose de tangible.

De tous les scénarios échafaudés pour ma fuite, celui-ci n’avait jamais traversé mon esprit. J'étais affalé sur mon sac de cuir dans une gare abandonnée à discuter avec un vieil écervelé. La situation s'aggravait.

  • Cesse tes conneries et viens t'asseoir près de moi.
  • Pardon?
  • J'ai du vin de palme. Je le gardais pour une grande occasion. Today is the day...

Je demeurai perplexe. Allais-je vraiment m'arrêter ici, en plein milieu des décombres? Et ma quête, qu'en adviendrait-il? Je cherchais à avancer, poursuivre à tout prix et ne jamais revenir sur mes pas. Si on me tendait un piège? Et ce convoi qui n'arrivait jamais... Cette absence me hantait. Qu'y a-t-il de pire que d'attendre ce qui n'existe pas? J'étais torturé. D'un côté, le contrôleur édenté faisait la moue, de l'autre, la terre et la chaleur m'épuisaient. Personne ne volait à mon secours. Mon esseulement appelait une décision. Je devais aller de l'avant. Toujours vers le nord, pour garder la raison, pour garder le cap.

Après un moment d'hésitation, je me redressai. Je pris mon sac de cuir et me dirigeai vers la maison en ruines. Pour un bref instant, je connaissais mon itinéraire et je me permettais de vivre le moment présent. Je pouvais enfin m'asseoir, me reposer. Finies la course et la déroute. Un sourire en coin se dessina sur mon visage d'errant. J'avais découvert l'oasis perdue, le refuge inespéré.

Le vin de palme était fort, mais réconfortant. Le contrôleur de train jubilait; il avait maintenant de la compagnie. Il pouvait enfin se saouler avec un invité digne de ce nom.

La route de Simmel (Partie III de l'histoire de Léonie)



La route de Simmel


...rien de plus ne peut être tenté
que d'établir le commencement et la direction d'une route
infiniment longue.

Georg Simmel


Après les jours heureux sur le lac gelé, une chute incessante qui nous aura drainé tous les deux, que nous reste-t-il? Cette même question qui pesait jadis: où sommes-nous à présent?

Le vide nous a conduits dans les profondeurs de ses entrailles et nous digère peu à peu. Au-dessous du lac, il n'y avait rien et maintenant il n'y a que nous. Elle et moi au bout du quai qui mène au large.

Léonie est ébranlée, silencieuse. Moi je suis méconnaissable, car le Void m'a transformé. J'ai d'abord cru à une métamorphose kafkaïenne, une altération du corps. Mais non, je suis comme j'étais. Pourtant quelque chose a été bouleversé, mais je ne peux encore le cerner.

Un vent sombre souffle sur les collines grises. Les arbres tanguent. Et cette impression inquiétante d'être spectateur persiste. Comme si mon corps ne m'appartenait plus. L'existence défile telle une bobine projetée sur l'écran. Une distance lourde perdure. Je ressens le néant qui me traverse, la trace douloureuse de son passage au plus profond de moi. Il aura laissé un sillon indélébile sur nos abdomens.

Une vilaine impression me gruge. Comme si mes mouvements sont dictés par une force extérieure. Qui suis-je à présent? Je n'ai que peu d'emprise sur mes gestes, mais je tiens toujours le coup, pétrifié. Qu'a-t-on extirpé de mon être? Pourquoi? Comment reprendre le contrôle? Comment reconquérir la belle?

Égaré.
Excentré.
Hors de moi.
Les pas que je fais ne sont plus les miens, ma bouche articule des paroles incongrues, le flux de mon sang se tarit et n'alimente plus mes organes. L'air pesant m'étouffe alors que ma tête, prisonnière d'un étau qui la serre et la triture, me livre une bataille dont je ne sortirai point vainqueur. Mes yeux pèsent lourd dans leurs orbites. Mon cou se crispe, papillons dans l'estomac, panique puis colère. L'angoisse s'installe. Respirer me semble une tâche insurmontable. Les rouages du temps m'écrasent.

Chercher son air.

Elle n'y comprend rien Léonie. Non. Une douce psychose l'enveloppe tandis que l'anxiété me mine. Mon corps tremble. Rien ne me soulage, paralysé de frayeur. Cette forêt m'aura avalé et ce lac achevé. J'oublie la source de ma terreur: elle est inconcevable, irrationnelle. Pourtant, je dois reprendre mes esprits, m'occuper de Léonie. Ne jamais la laisser tomber. Ne jamais, jamais... Je l'ai promis, même agonisant. Même ici sous le Void.

***

Les arbres défilent à nouveau. Suis-je dans ce train qui traverse la campagne ou sur cette route qui mène loin près de la mare en coeur? Une impression de déjà vu. Puis un brouillard. J'évolue maintenant dans l'obscurité la plus totale. Un noir intérieur qui me défend de cerner le but de notre voyage. Vers où avons-nous été déroutés? Je venais sur les glaces pour comprendre et calmer Léonie. Pour l'apaiser. J'aurais dû prévoir la déflagration, le glissement. J'aurais dû me douter qu'après le beau temps vient toujours le débordement. Jamais elle ne s'était emportée ainsi; jamais elle n'avait franchi cette limite qui la retenait dans le monde des possibles. Et je l'ai suivi lâchement, j'ai flanché à mon tour. Moi qui d'habitude garde le cap, qui jadis se croyait inébranlable.

Toujours à ses côtés, trouverai-je la force de l'abandonner? Elle me suit comme un cancer vous ronge, comme un chien de poche docile que l'on aime malgré tout. Elle parle peu. Elle ne désirait que tourner sur elle-même et je l'ai pervertie. Entraînée à ma suite dans cette réalité altérée, ce monde parallèle. Je suis responsable de notre déchéance.

  • Léonie tu es toujours en vie?

Elle ne me répond pas.
Je la vois un instant la tête posée sur un corps de daim. Des dizaines de flèches embrochent son flanc. On l'a chassée comme on persécute une proie à viande fraîche. Deux grands bois s'élèvent sur sa tête. Elle me regarde l'air de dire: « Si tu penses que ces quelques dards auront raison de moi, tu fais fausse route. Tu t'es toujours trompé à mon sujet! » Surprenante la petite. Elle résiste et survit à mon gigantisme, au maximalisme.

  • C'est le vide, le néant qui, par capillarité s'est infiltré dans chacun de nos pores. Il a pénétré en nous sans crier gare comme tu l'avais fait tant de fois. Il te ressemble: sournois, cachotier, violent et silencieux. Il nous domine, nous viole.

Léonie est intraitable lorsqu'elle a l'esprit de vengeance. Vengeresse chérie, suis-je un agresseur? Léonie, tu exagères. Je n'ai toujours espéré que nous, que notre union. Souviens-toi. Tu dérapais tout le temps, toi la toupie, l'impulsive. Tu incarnais la honte et à présent tu fais tache, fidèle à toi-même.

Mon estomac gargouille.
Booooaaaar.
Nous n'avons rien avalé depuis des lunes.
Vison de spirales. Perte de conscience. Aura lumineuse. Violons.

Un temps.

***


Lorsque je me réveille, nous sommes tous les deux sur une voie infiniment longue: la route de Simmel. Où d'autre pouvions-nous nous trouver? Le voyage prétend à l'extension de nos êtres, la continuité de notre désertion. Je ne peux que constater notre errance. À présent, Léonie semble à l'aise sur ce sentier sinueux. Je propose d'affronter la route comme un crescendo s'amorce subtilement afin de dominer l'espace. Ça ne rime à rien à ses oreilles; elle me suggère de marcher bêtement.

- Bêêêê, que je lui fais.

Nous traçons. Si longtemps que mes pas tourbillonnent. Je me rapproche d'elle, lui prends la main qu' elle ne repousse pas cette fois. Le vide en nous voyage, se transpose d'un corps à l'autre. Je la sens en moi, elle s'emplit de mon être. J'applaudis du regard. Elle lève les yeux vers le ciel.

Jouissance.

***

Sur le bord de la route, une voiture flambe. Personne ne la conduit. La carlingue crépite, les sièges boucanent. Le métal tordu languit et crie sa douleur. La bagnole en feu orchestre une symphonie, il faut savoir écouter. Sa chaleur éblouissante nous saisit à la gorge. La fumée forme une coiffe sur le toit de l'engin, on la croirait royale. La peinture s'écaille et devient reptilienne. Le gris passe à un noir charbon. Et les pneus survivent malgré eux, il ne reste qu'un fantôme.

Explosion.

Ce qui résistait vient de céder. Nous sommes rassurés à regarder cette déconfiture, cette déconstruction de l'artéfact. Sans pitié, la nature triomphe.

Je mets les mains dans mes poches. Une rivière de sang rigole le long de mes jambes, comme une source jaillirait d'une montagne. Il y avait peut-être autrefois dans cette embarcation un homme et une femme heureux. Il ne reste que le feu.


  • J'aurais voulu flamber avec toi dans cette automobile. Partager tes cendres.
  • Est-il trop tard? Il suffit de marcher à mes côtés aussi longtemps qu'il le faudra pour que l'on s'effondre l'un sur l'autre.

Léonie porte un foulard jaune éthéré, tacheté de blanc. Sa tête est ronde, trop large dirait-on pour ses épaules. Ses yeux ovales cherchent sans cesse une réponse. Son corps paraît délicat et j'ai peur de le briser au moindre faux mouvement. Elle ne rit plus, marche fière devant moi. Nos pas nous précèdent et nous suivent à la fois. La route semble s'étirer à perpétuité. Nous repassons plusieurs fois devant le métal brûlé. Léonie s'en moque et veut s'aventurer sur le chemin circulaire. La spirale l'interpelle.
  • D'où vient cette route? Le sais-tu toi?
  • Non, je ne le sais pas.

Elle réfléchit.

  • S'il nous est impossible de savoir où nous nous dirigeons, alors il nous faudra trouver d'où nous arrivons.
  • Si cette marche nous fait tournoyer sur nos pas, alors nous venons et nous allons au même endroit. Nous marchons sous le lac gelé où tu voulais planter tes arbres. Rappelle-toi. Nous sommes sous le néant qui sépare la raison de ta folie. Nous avons traversé l'insurmontable et plongé dans l'inconscient. Sous la banquise, Léonie, il y a cette voiture qui brûle sans arrêt. Comme le coeur qui bat dans ta poitrine, source de chaleur et de lumière dans ce lieu annihilé. Cette ferraille, ce massacre représente la seule chose qu'il reste après la transformation. Que veux-tu de plus? Nous n'avons qu'à nous y engouffrer et rouler sur la gravelle.

Léonie est sans mot. Elle me prend la main et nous nous installons au volant de la voiture ravagée. Le moteur grogne, mais démarre malgré tout. Inutile de chercher ailleurs.


Comme une brioche que l'on déroule, le chemin se défait tranquillement sous les pneus carbonisés de l'épave. La piste dessine une ligne droite en direction des nuages.

Ainsi, nous filons vers l'horizon.

Léonie se calme et s'endort sur le siège passager. Nous voilà de nouveau en selle.


Elle aimait la montagne


Les pics rocheux qui frôlent le cosmos, la lune, les nuages ondulés, le ciel obscur, les sols boueux, la randonnée, les herbes folles, les crampons, l'équipement d'escalade, les sangles en boudins, les mousquetons, les souliers serrés, le souvenir des daims près de la maison verte et cette liberté indicible des hauteurs, de l'espace infini, de l'air frais, de la brise sèche. Le vent du Sud, la solitude, les pistes qui tortillent, le petit sac de noix, la forêt dense, le pouls qui se hâte pour enfin tracer, se rendre au sommet, contempler la vallée, admirer l'incommensurable, sourire. Suivre des yeux cet oiseau majestueux qui zigzague.

Un temps.

Courir.

Se diriger vers le dôme sacré, le Roméo. Se dénuder, s'enfoncer la roche entre les jambes, la sentir bien où elle s'insère, l'embrasser, la lécher jusqu'à en jouir: les pupilles ailleurs. Un pèlerinage charnel, authentique, réel. Le sommet de l'extase, les routes du plaisir, la voie de la jubilation. Se revêtir, chanter le carnaval, manger des tartelettes aux oeufs.

Marcher, marcher, marcher. Et ne jamais penser à demain.



Elle aimait la montagne

Julien Gagnon présente: Natashquan

Natashquan

Les jambes en transe, je suis le mouvement de mon corps. Les lignes blanches défilent sous les roues étroites de mon vélo et je repense au pourquoi de ce voyage. L’air frais de l’automne me rougit les joues. Je pleure, malgré moi, parce que la brise glaciale m’attaque les yeux. Je pédale. C’est froid longtemps la 138 Est. J'aurais dû m'habiller davantage. Ce sont surtout les mains qui gèlent puisqu'à vélo, on est victime des éléments. Tout nu, sans défense, je suis une proie facile. Au début, je voulais partir de Montréal pour me rendre à Natashquan. Le seul hic c’est que le trajet fait près de 1300 km. J’aurais mis environ 130 jours pour atteindre mon objectif. Sans compter les arrêts, les repos, les crevaisons, les ajustements, les erreurs de parcours, les petits cafés et tout le tralala. J’aime bien le vélo, mais je ne suis pas un athlète olympique. Je réalise aujourd'hui que le Nord du Québec n'est pas un plat pays. En fait, je n’ai jamais vraiment fait de très longues distances. Ainsi, la boucle complète m'aurait pris près d'un an à un rythme de touriste. Le projet était insensé, dès le départ, comme tout ce que j’entreprends. En plus, mon patron m’avait seulement accordé deux semaines et demie de vacances. Il fallait couper dans le gras. J’ai donc décidé de m’acheter un billet d’autobus pour Sept-Îles. En passant par Québec et Baie-Comeau, le parcours me coûtait 183,08$. C’est quand même cher pour aller se geler le cul en bicyclette pendant des centaines de kilomètres sur la Côte-Nord. Mais bon, la portion moulinage était essentielle pour me donner le temps de réfléchir.

Ouch. Un trou dans l'accotement. Pas moyen d'éviter les voitures sans se ramasser dans le champ. Lever les fesses au bon moment, pour éviter l'impact. Tout un art.
Le 28 septembre, j’ai démonté mon vélo et l’ai mis dans la soute à bagages de l'autocar. Heureusement, il ne s’est pas trop abîmé. J’avais peur de rouler avec un engin tout croche pendant des jours. De Sept-Îles, il me restait seulement 368 km à parcourir pour me rendre à Natashquan. C’était plus raisonnable compte tenu du temps alloué. 736 km aller-retour. La distance me semblait à la fois assez longue pour réfléchir et assez courte pour revenir au bureau presque à temps. Le voyage motorisé avait été une réelle torture. Trop d'attente. Peut-être parce que j'ai eu l'impression d’immobilisme calé dans mon siège moelleux de la compagnie Grey Hound. La lenteur est certainement mon pire ennemi en ce moment. J'ai besoin d'aller de l'avant, de rouler aussi vite que possible. Rouler avec mon Pinarello 88 bleu. Pour oublier. Oublier grâce à la vitesse, grâce au vent sur mes joues et au bruit du voyage. Plus je roule vite à vélo, plus j'arrive à mettre tout de côté. Rien à voir avec les nausées de l'autobus. Réfléchir, se préparer au pire. Je ne suis pas un animal à enfermer, je ne supporte pas les vitres closes et on ne peut me mettre en cage. Le Grey Hound c'est moi: la bête sauvage. Je déteste la ferraille et la taule de l'autobus.

Je recherche la communion avec l'extérieur, mais on m'avait placé à côté des toilettes, à l'arrière. Je ne rêvais que de gâteau au chocolat. J'ai eu droit aux odeurs nauséabondes et aucun dessert sucré. Rendu à destination, j'avais l'air d'un mourant, mais mon voyage ne faisait que commencer. J'allais enfin pouvoir réfléchir et pédaler.

* * *

Ma gourde est vide et j'essaye de rejoindre mon sac de côté pour retirer ma deuxième bouteille d'eau sans m'arrêter. J'ai failli me retrouver nez à nez contre le bitume. Va falloir faire un petit arrêt.

J’y ai trop souvent pensé et j’ai assez souffert. Je dois retrouver mon père. On ne l’a pas revu depuis près de 24 ans. La dernière fois qu'il a daigné me parler, j’avais un an. C'est loin. Je m’en souviens pas tellement. J'ai hérité d'une seule photo de lui: il était assis dans un salon avec une femme à ses côtés. Qui? Je n'ai aucune idée. C’est flou, il avait l’air neutre, sympathique ou heureux. Les gens sourient toujours sur les portraits, même s’ils sont tristes. Le faux sourire, le demi-mensonge. Mieux vaut bien paraître qu'être sincère. Moi j'ai sincèrement envie de régler cette histoire une fois pour toutes. Il habite la Côte-Nord, Natashquan. Satanée grosse côte. Dieu merci le Bon Dieu a inventé le premier plateau de vitesse.

Je ne connais pas vraiment la région. De nom seulement. Je sais que c’est loin, surtout à vélo. C’est ma mère qui m'a dit où il demeurait. C’est tout ce que j'ai comme information sur lui, sauf peut-être qu’il travaillait dans la construction à l’époque et qu’il est retourné dans son village natal, vivre avec sa deuxième femme et ses enfants. Il doit tenir un magasin de Ski-doo ou vendre des bottes Sorel aux Indiens. C’est compliqué notre histoire. Il a eu une première compagne puis un divorce au milieu des années 80. Célibataire à Montréal, entre deux mariages, il a fait un enfant pour passer le temps. C’est vrai que c’est agréable sur le coup. Quelques années plus tard, il a quitté sa deuxième femme pour des raisons obscures. C’est là qu’il a rencontré ma mère, une grande demoiselle pleine d’énergie, resplendissante. À l’époque, elle voulait un enfant à tout prix. C’était nécessaire, absolu pour elle. Le médecin lui avait annoncé une maladie grave. La grossesse devenait alors le seul remède pour éviter les complications. Elle le trouvait beau bonhomme et intelligent. Elle a tout de suite vu en lui le candidat parfait. Dès le départ, elle avait mis au clair sa situation: elle voulait un flo à tout prix, l'avortement était hors de question. Ils se sont fréquentés presque un an. Un soir il est revenu pompette d'un party, il lui a fait l'amour pendant qu'elle dormait, assommée par l'alcool. J'étais né. Grâce au vice d'un gars saoul qui profite d'une fille fragile. Lui bien sûr ne voulait rien savoir d’un deuxième enfant, d’une troisième femme, d’une autre pension alimentaire, de changer des couches, de magasiner les garderies, d’assister aux réunions de trois familles différentes, de subir la garde partagée, de se chicaner, de m’emmener l’après-midi dans les parcs. Il la connaissait la routine. Puis il y avait ma mère dans l'histoire. J’imagine qu’il ne se voyait pas passer le restant de ses jours avec elle. Elle qui voulait donner la vie à tout prix.
J'ai les mollets en feu. Mais le gatorade rouge ça aide à faire passer les crampes.

J'en étais où? Oui: il est parti pour un contrat en Israël, quelques mois, une occasion en or. Quand il est revenu, il a fait comme si de rien n'était. Ma mère ne l'a plus jamais revu, sauf par hasard dans la rue. Pourtant, elle ne méritait pas d'être laissée seule, moi non plus. On a tous nos défauts. Lui le premier. Il a sacré son camp, du jour au lendemain. « Tu voulais avoir un enfant, ben fille tu vas t’en occuper ». Elle refusait de me perdre. Quand on espère un enfant depuis des années, quand on approche la trentaine, l’horloge biologique crie sans arrêt, puis la maladie qui appelait ma naissance. Elle ne pouvait pas me tuer. Qui aurait pu? C’est une femme de principes, elle ne voulait pas un mort sur la conscience, encore moins un fœtus.
Il a dû la supplier. C’est assez fascinant de repenser à notre conception. Il aurait fallu d’un seul rendez-vous à la clinique, d’une heure dans la salle d’attente, d’un petit dépliant remis à ma mère, d’une tape sur l’épaule pour que je sois aspiré dans un gros bac à déchets organiques et oublié à jamais. Finish, final bâton. Je suis quand même content d’exister. De pouvoir rouler au soleil vers le Nord. Merde la pluie, faut continuer à pédaler. Mon imper est dans ma sacoche.
Je ne regrette pas. Maintenant, il est trop tard. On ne peut pas avorter un enfant de 25 ans, même si on ne l’aime pas. Ce serait assez drastique comme décision. Passer à la clinique des mal-aimés pour se faire aspirer dans un tuyau déchiqueteur géant. L’avortement des adultes devrait être légalisé un jour. Je ne sais pas. C’est ridicule. Je suis un peu troublé. Troublé par la route, par l'inconnu, par les lignes blanches. Ce n'est pas tous les jours qu’on met ses culottes de bicycle, qu’on fait ses bagages dans deux petits sacs de vélo puis qu’on part faire un voyage en plein milieu de nulle part pour retrouver un père qui nous a abandonné. Il faut que je ventile, que je pédale. Encore plus loin. Pourquoi je le fais? Bonne question. Maudite bonne question. C'est plus fort que moi. Plus fort que tout. C'est une alarme physique, naturelle, intrinsèque. Aucun rapport avec la raison. Je sentais simplement la nécessité. Je devais y aller. L’appel du Nord, Call of the Wild. Je voudrais être facteur à vélo sur la Côte-Nord, me perdre dans les forêts enneigées et élever ma meute de chiens. Mon boss ne serait pas content. On a pas le droit de prendre tous nos congés d'un coup. Maudite corporation.

À la télévision, on voit souvent des petites dames adoptées qui cherchent à tout prix leurs parents biologiques. Je ne comprenais pas pourquoi elles faisaient des pieds et des mains pour retrouver de purs inconnus. Maintenant je saisis un peu mieux. Ce n’est pas de leur faute, c’est essentiel. Moi, je veux juste lui voir la face. C’est mon père quand même. Je veux comprendre. Je me sens comme un énorme casse-tête de 10 000 morceaux où il manque une pièce. Directement au centre. La seule qu'il faudrait pour voir l'ensemble du puzzle. Pour l’instant, je suis perdu. Je voudrais savoir c’est qui. Qui est mon père? Je rêve de le crier. Qu’est ce qu’il aime manger? À quoi il pense le soir? Avec qui il couche? Quelle musique il écoute? Comment il marche? Quels livres il lit? Je ne sais rien. Même pas où il habite. Mais j’y vais. Maudit que c’est innocent. Je m’en fous de la musique qu’il écoute. Oui puis non. Pas vraiment, j’aimerais juste le voir. Lui demander pourquoi il m’a abandonné. Pourquoi a-t-il laissé ma mère dans la merde pendant 20 ans? Jamais une cenne, jamais un cadeau à Noël, jamais une lettre, jamais un signe, jamais rien. Juste le néant, le vide. Juste ça, ce n’est pas beaucoup.
J'ai l'impression que je suis de plus en plus efficace. J'aime bien pédaler finalement. Faut trouver le rythme, puis on le lâche jamais.
Et toi? T’avais peur? Moi j’aurais peur à ta place. Peur du tort que t’as fait par ton absence. T'as aucune idée comment tu as pu blesser en ne faisant strictement rien. J’imagine que c’est un cercle vicieux. Quand on disparait quelques jours, on se sent mal, on ne veut pas donner des nouvelles par peur de représailles. Puis les jours se transforment en semaine et en mois. Rendu à un certain point, il n'y a plus de retour en arrière. On ne peut plus débarquer en disant: « j’étais parti quelques semaines pour prendre un break ». Ça ne se fait pas. Je ne pense pas. Ou il a simplement décidé qu’il ne voulait jamais me connaître. Je suis quand même la chair de sa chair. Il faut être innocent pour penser que tous les êtres humains sont aussi attentionnés que soi. Les gens sont méchants. Je ne voudrais pas une seconde laisser une fille et son nouveau-né, juste parce que ça ne me convient pas. C'est égoïste. Je prendrais de ses nouvelles au moins. Jouer aux serpents-échelles la fin de semaine avec le petit. Minimum. Me semble que c’est le strict minimum les serpents-échelles. Ou le Lazer Quest une fois par mois avec de la pizza puis une rondelle d'oignon entre deux parties. Ça, c'est bien moi, je serais un père de Lazer Quest.

C’est peut-être une question d’argent. Et s'il voulait simplement ne jamais payer un sou? Il aurait eu peur de devoir verser une pension alimentaire de plus? Il est peut-être pingre à un point où il nous a abandonnés juste pour ne pas dépenser dans les couches. Ça serait bien le comble. Faire 400 km de vélo pour me rendre compte que mon père m'a abandonné pour épargner. Je ne pense pas. Quand même.
Wow. J'ai perdu le focus, reste droit, force avec les cuisses.
Faut que ça soit plus que le fric qu'il l'ait fait fuir. C’est sûrement un beau salaud ou un fou carrément. Ça expliquerait pas mal d’affaires. De quoi aurais-je l'air si c'était un vrai dérangé, s'il était interné? Que sa petite maison à Natashquan, que j’ai imaginée bucolique sur le bord de l’eau, soit une résidence psychiatrique. Il m’aurait abandonné à cause de la maladie: des hallucinations, des cris, toute la patente. Non. Ma mère me l’aurait dit. Il me semble que lorsque ton fils t’annonce qu’il va faire 1300 km pour retrouver son géniteur, tu l'avertis au moins d'un détail du genre : « ton père est un détraqué mental ». Il doit être assez brillant si elle l’a choisi. Un peu autodidacte, sans trop d’études, mais cultivé. Sûrement qu'il aime la nature aussi, pour habiter dans le trou-du-cul du bout du monde.

C'est beau quand même. La petite route sur le bord de l'eau. Les falaises, les oiseaux, les vagues. On dirait une carte postale.

Moi j’ai tellement pensé à lui, il doit bien penser à moi de temps en temps. Quand il passe devant un parc, lorsqu'il voit des enfants jouer dehors, ça doit lui rappeler qu'il a un garçon quelque part qui l'attend.
J’espère qu’il pleure tout seul des fois. Remarque que les hommes de sa génération ne le font pas trop. Ils sont immunisés aux sentiments. C’est triste de ne pas se le permettre. Mais moi, est-ce que je suis obligé de l’aimer? Est-ce que j’ai le droit en tant que personne, en tant qu’adulte, de le rencontrer, de le juger puis d'en venir à la conclusion que je le déteste, que je ne veux rien savoir de lui? Est-ce que ça serait aussi pire que d’abandonner sa famille comme il l'a fait? Pourquoi devrais-je à tout prix le traiter comme mon père? Pourquoi? Lui ne m'a jamais considéré comme son fils.

* * *

Je m’arrête un instant sur le bord de la route. Je bois un peu d’eau. Je suis en sueur à la fois à cause de mes pensées et de l'effort que j'ai mis à me rendre ici. Devant moi la municipalité de Havre-Saint-Pierre. À ma droite, une petite allée en bois vieillie par les années mène à une cabane rouge et blanche. Une ancre de bateau géante trône devant la maison. Abandonné par le temps, le mastodonte est planté dans l'herbe jaunie. Le ciel est irréel. Bleu pur parsemé de nuages voluptueux. Des spirales se dessinent dans les airs. L'éclairage d'après-midi est chaud et magique. À l'arrière, le fleuve réfléchit la lumière du soleil. Je suis quand même heureux d'avoir le derrière en sang.
C'est vraiment un cul-de-sac. Pourquoi je suis venu me perdre ici? J'ai besoin de me reposer quelque part. Rouler ça m'aide à penser, je comprends déjà un peu plus. J'ai besoin de mouliner pour oublier, pour avancer. Comprendre d'où je viens pour pouvoir le rencontrer. Faire la paix avec moi-même.

À perte de vue, le fleuve est azur, immaculé comme le ciel. Je pourrais tourner la tête à l'envers et rouler vers le firmament. Méchant délire, suffirait d'y croire. Pas comme lui, qui n'a jamais cru en moi. Pourtant, je ne devais pas être un enfant difficile. J'ai toujours été un jeune homme ordinaire. Il devait être extraordinaire pour m'abandonner. Il a décidé de ne pas faire comme les autres, de vivre sa vie et de mettre la mienne sur la glace. Il y a toujours une victime, un perdant. Le hasard m'a choisi.

* * *

Allongé sur le dos, en caleçon et accoté sur la balustrade d'un lit crasseux, je regarde un documentaire sur les volcans sous-marins à la télévision. Des chercheurs se préparent à une plongée en eau profonde. L'excitation est palpable sur le bateau. Moi, j'ai les cuisses en feu, mon entre-jambes est en compote et j'ai envie de prendre le premier bus vers le centre-ville de Montréal. Je ne peux pas abandonner si près du but, pas maintenant. Le téléphone sonne, c'est Émilie: une fille que je fréquente.

  • Salut c'est moi.
  • Ça va?
  • Un peu mélangée.
  • Mélangée? Moi aussi. […] Je suis dans un motel à Havre-Saint-Pierre. Je ne sais pas du tout ce que je fais là. J'écoute une émission sur les volcans.

  • Les volcans?
  • Oui, des volcans sous-marins.
  • Ça existe?
  • Oui.
  • C'est beau?
  • C'est gros.
  • […]
  • Émilie?
  • Arthur, je suis enceinte.
  • Quoi?
  • Je vais être énorme.


À l'écran le volcan régurgite son magma dans les profondeurs de l'océan. La réaction est vive et intense. Au contact de l'eau, le centre de la Terre change brutalement de couleur et l'eau s'évapore violemment. La lave me donne envie de vomir. Je cours vers les toilettes. La chaudrée de fruits de mer retourne vers le fleuve. Le téléphone marmonne encore. « Arthur t'es là? Allo? ». Je raccroche.

Qu'est ce qu'elle vient de me dire? Comment ai-je pu faire ça? Comment j'ai pu me faire ça à moi? Je suis tellement innocent. J'ai envie de me couper les couilles, à froid dans la salle de bain du motel Sur la rive. Là ça va pas, vraiment pas. Il faut que je la rappelle, non je peux pas. Qu'est-ce que je vais lui dire? Je ne peux pas être père, pas maintenant. Je suis incapable de m'occuper d'un être vivant. Je ne suis même pas en mesure de retrouver mon propre géniteur.

Mon père qui m'attend à 154 km d'ici. Il doit y avoir erreur sur la personne. Il me semble qu'on avait calculé nos affaires. Ça peut très bien être le petit de quelqu'un d'autre. J'espère qu'elle m'a trompé. Je n’ai jamais souhaité autant qu'une fille m'ait trompé. Dis-moi que t'avais un amant, un étalon fertile. On va crever de faim, crever de malheurs. Je dois rester ici, avec mon père. On aura tous les deux abandonné notre progéniture au même endroit. Faut que je réfléchisse. Trouve une solution, vite. Un flash. Je vide ma trousse de toilette sur le plancher. Je retrouve les ativans que j'ai volé à ma mère. J'avale les cinq comprimés d'un coup. Je bois la bière que je m'étais achetée au village cet après-midi. J'attends. Mes yeux ferment enfin. Black-out salvateur.

* * *

De retour sur la route, je n'ai toujours pas digéré mon histoire de paternité, ni mes médicaments. J'ai des brûlures d'estomac. D'autres embûches qui m'empêchent de pédaler. Mon dérailleur commence à peiner dans les côtes. Il change de vitesse tout seul. J'ai toujours dit que le dérailleur était le reflet du cœur d'un homme. Je n’ai jamais dit ça. Je ne sais plus. Émilie a rappelé 48 fois depuis hier soir. Elle m'a laissé 22 messages. Je deviens fou. J'ai fermé mon téléphone. Maudite technologie. J'ai le cerveau en compote. Mon maillot sent la transpiration. Bientôt, il va falloir que j'achète des couches, de la purée, des biberons, du lait en poudre, un siège d'enfant pour le vélo. C'est impensable. J'espère que ça vient avec un manuel ces bébelles-là. Parait que le lait Nestlé c'est poison. Va falloir que je me renseigne.

Pédale. Pédale tu penseras plus tard. La vitesse pour oublier.

J'ai dormi deux autres nuits dans des motels aussi chics les uns que les autres. Ce matin je me suis réveillé en me demandant si j'avais appris quoi que ce soit en venant jusqu'ici. Je pense que je suis un peu plus serein, plus calme face à lui. Je n'ai plus vraiment d'attentes. Au moins j'aurai eu le courage d'essayer. Avoir un flo ça vous flanque une sale baffe. Une claque du genre: crevaison entre deux villages perdus.

* * *

Après quatre jours complets de route et d'anxiété, je vois enfin Natashquan qui s'esquisse au loin. La fin de la journée approche et le soleil illumine le petit village côtier. Je fais un premier arrêt devant une l'église: rouge et blanche au milieu de l'agglomération. Sa structure en bois est rudimentaire. Deux croix immenses annoncent la suprématie du Christ, même ici, au plus profond de la Côte-Nord québécoise. Je regarde le petit papier que ma mère m'a donné: ici, la 138 s'appelle rue du pré. Mon père habite à l'anse du ruisseau. En suivant les adresses, j'arrive à un bungalow bleu et blanc. Une maison familiale avec une boîte aux lettres ridicule en forme de goéland. Je pose mon vélo contre un arbre et je regarde le fleuve immense. J'ai l'impression de flotter en marchant sur la terre ferme. Je me déplace comme un lutteur sumo en début de match. La plage de sable est bordée de sapins et d'épinettes. Je me croise les doigts et me jure que si je vois une baleine, je cogne à sa porte et je lui déballe toute mon histoire d'un seul souffle.

* * *
Je suis planté là à regarder l'océan en me promettant de rappeler Émilie si je vois un deuxième cétacé. Je fais des ricochets avec des galets. Aucune baleine ne vient, je suis épuisé et je me demande si je vais pouvoir dormir sur la plage. J'ai ma petite tente une place, mais j'étouffe là-dedans. Je m'assois sur une roche plate. Je ferme les yeux un instant. Après un temps, un homme s'approche et me surprend.

  • Vous venez pas du coin vous?
  • Pourquoi vous dites ça?
  • Les gens d'ici se promènent pas en bicycle. Tout le monde a un char.
  • Je viens de la ville.
  • Je sais, il y a juste vous autres pour pédaler pour rien.

Je lui demande une cigarette, il en a un paquet plein. On fume en regardant le coucher du soleil, l'immensité du fleuve. Sur son paquet il y a un cœur tout crasseux. Comme le mien. Je tousse parce que je n’ai pas l'habitude du tabac. Il rit. J'essaye de l'appeler Papa en plein milieu de la conversation, mais il ne s'en rend pas compte, où il l'ignore simplement. Au début, je croyais que ma mère l'avait averti, mais non. Il ne sait pas qui je suis. Je ne sais pas qui il est non plus. On ne le saura jamais. Il me reconduit au gîte chez Hélène. Je prends une chambre avec petit déjeuner et vue sur la mer. Les draps sentent le printemps.


* * *

En me réveillant le lendemain matin, j'aperçois un énorme aileron sortir de l'eau. J'appelle Émilie qui pleure encore et je la rassure. « Je reviens à Montréal ce soir » . On est dû pour un petit brin de discussion. Je brûle le papier où il est écrit l'adresse de mon père et je soupire, soulagé.

J'aurai au moins retrouvé la route.

Mon père c'est finish, final bâton.


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Julien Gagnon présente: les cargos de la nuit

Les cargos de la nuit


Au large, les paquebots veillent sur le port. Les titans de l'océan méditent. Moi, j'ai levé l'ancre et je marche sur la promenade en contemplant les mastodontes. Léger, la tête ailleurs, j'observe les cargos de la nuit. Je suis attiré par les infrastructures abandonnées. Sur la berge, les dalles de béton se succèdent sans relâche. Une fois le soleil couché, les lumières timides flamboient. Des stries verticales se découpent à l'horizon. Les bateaux solitaires végètent, délaissés par leur équipage. La racaille des mers et les matelots envahissent la taverne. Pirates et corsaires échangent des histoires grivoises sous l'éclairage glauque de l'auberge où la fumée opaque des cigares fait tousser la serveuse. Les excentriques sortent enfin de l'ombre. Ce soir, je ne me joindrai pas à eux.

Je plane.

Les édifices m'enveloppent, m'espionnent. Usines, conteneurs et hangars guettent chacun de mes mouvements. J'avance à toute allure. Mon paletot sur le dos, je suis bien entouré. Deux ailes se dessinent sous mes omoplates. Chacun de mes pas mouillés résonne sur la palissade. Toc, toc, toc. Et encore. C'est le talon qui claque. Mes chaussures m'obsèdent, je les enlève. Je suis bien pieds nus: je respire enfin. Je sens l'eau fraîche envahir l'espace entre mes orteils. J'ai de belles griffes aux pattes. Je frissonne un peu, un courant électrique me parcourt le dos. Je vis à nouveau, prêt à m'envoler.


La brume.
La pluie.
La mer houleuse.
L'odeur de poisson.


À gauche, un chapiteau jaune s'élève haut dans les airs. Un rythme endiablé provient de l'intérieur. Une chanson manouche, des rires francs. Sans doute des gitans, squatteurs de l'espace public.

  • Je n'ai pas de monnaie, messieurs, mais j'ai la mine basse. Je passe mon chemin.
  • Dommage, tu reviendras gadjo.
Personne ne s'intéresse à moi. Je me serais bien assis avec les Tsiganes. J'aurais partagé leur fougue et leurs chansons. Me voilà ostracisé.

  • Tu es nu-pieds, étranger.
  • Oui j'ai abandonné mes semelles, elles claquaient.
  • Nous on claque des mains, mais on n’abandonne personne.
  • Vous avez raison, messieurs. Si seulement on était tous comme vous.
  • Impossible, il n'y aurait personne pour nous donner de l'oseille.

La brume pèse.
La pluie nous bombarde.
La mer houleuse résonne.
Et cette odeur de poisson qui persiste.

Une taupe me suit. Elle mime chacun de mes gestes. Aveugle le jour, elle est la reine de la nuit. Que fait-elle sur le pavé? Ce n'est pas un animal au pied marin. Étrange. Je la regarde, elle me renifle. Je sors les griffes et me prépare à bondir. Elle anticipe le mouvement et prend ses jambes à son cou. Nos chemins se séparent. Je suis corbeau ce soir, je croasse. Elle creuse les platebandes.

Je pense à ma muse, au retour impossible, à sa robe pêche et ses attaches noires. Je l'imagine m'enlacer sur les docks. Me susurrer à l'oreille des mots doux. Elle est si jolie. Mais elle n'est pas là. Torture. Déjà loin et probablement fort occupée. Le métier de chanteuse. Les spectacles, les tournées aux quatre coins du globe sauf ici sur les quais. Moi, si j'étais elle, je chanterais près de la mer. Je me ferais sirène ou cantatrice maritime. Scène flottante, léopards et bêtes de cirque à mes côtés. Un succès garanti. J'aime les félins et les amuseurs publics.
* * *
  • Tu devrais adopter un lynx pour tes numéros.
  • Arrête de faire l'imbécile.
  • Tu devrais m'emmener avec toi.
  • Impossible, Igor, les chanteuses ne sont jamais accompagnées.
  • Au contraire, Mathilde. Gainsbourg avait Mélody, toi tu aurais un corbac. Un corbin aux pieds nus.
  • Tu m'étourdis avec tes sornettes.
* * *
On me prend rarement au sérieux. On m'ignore, on m'Igor. On me laisse mariner. J'erre comme d'habitude, en quête de révélation. On m'appelle le branleur, le damné. Enfin, je fantasme à l'idée. L'apothéose du souffre-douleur, l'orgasme de la victime. Mais la vérité c'est que, tous les jours, je traîne en vain sur les quais, je cherche l'aventure que je trouve rarement. Je suis rêveur, absorbé par le mouvement de l'eau, par les vagues qui se brisent sur les structures de béton. La robe pêche et la dentelle de Mathilde m'habitent. Elle hante mes pensées. Comme les rongeurs. Toujours ces rats qui vont et viennent en moi. Les moustaches. C'est idiot, mais ça me réconforte. Je m'imagine, petit, pouvant me faufiler dans les filets des chalutiers.


Ce soir, je suis du genre à m'en balancer. Je me serais balancé volontiers par-dessus la balustrade du quai. Suffit de dénicher une excuse, un motif. Pas de suicide sur un coup de tête. Non ce ne serait pas raisonnable. Il faut trouver une motivation, exploiter le filon et passer à l'acte. La tâche est ardue, je le concède. J'abandonne rapidement. Plan débile, vraiment. Je voulais le faire en beauté. Si seulement on pouvait me refiler un cancer. Oh la bonne affaire. Igor le martyr, le héros. Mais non. Je ne suis qu'un branleur. Et même encore, j'ai la libido à terre. La seule fille que j'ai jamais désirée est perdue à jamais.

* * *
  • Mathilde, chante-moi quelque chose, une chanson d'amour.
  • Je ne peux pas Igor, l'amour ne se chante pas. On le vit, vois-tu, intensément.
  • Je ne comprends pas. Et ces chansons d'amour, tu en fais quoi? Bashung, Gainsbourg et Sardou. Tu les oublies?
  • Je ne sais pas. Ce sont des hommes, ce n'est pas pareil.
  • Tu dis vraiment n'importe quoi. Et pourquoi ne me le chuchotes-tu pas simplement à l'oreille?
  • J'ai mal à la gorge, Igor. Je ne peux pas.
* * *

Dans l'eau, on aperçoit rarement des poissons. C'est une faune citadine. Si seulement les sacs à ordures et les vieux pneus se mangeaient, je pourrais en faire la cueillette. Je serais riche. Dommage.


J'ai la haine refoulée et le ventre vide. La vie urbaine, le béton, les armatures. La forêt me manque. Et cette fille qui me trotte dans la tête. J'ai fréquenté l'université à l'époque. J'étudiais les totems, les Indiens d'Amérique afin de cerner l'essence, l'animalité. Je ne l'est jamais trouvée. Je me suis lancé dans l'industrie du vêtement pour femme en espérant rencontrer une beauté fatale. Le projet est mort dans l'œuf. Je n’ai jamais rien compris aux créatures, encore moins à la haute couture. Les aiguilles, les mannequins. Bah. Je rêvais de lui faire une robe couleur de miel.
* * *
  • Igor, tu m'écoutes quand je te parle?
  • Non, je m'écoute réfléchir. Les voix sont trop fortes. Elles me gâchent l'existence.
  • Chasse les Igor.
  • Je ne peux simplement pas.
  • Tu devrais te soigner.
  • Jamais. Les corbeaux mangent des rongeurs et des insectes. C'est notre seul remède.

* * *

La brume.
Et sans cesse la pluie.
La mer houleuse.
L'odeur de poisson.

Et ce bateau collecteur d'ordures ménagères.
Si rouillé.
On pourrait y jeter la terre entière.


Elle n'existe plus que dans mes pensées. Avant de partir, elle m'a laissé une note écrite au crayon de plomb. Le retour impossible. Le show-business, les soirées mondaines, les tapis rouges. Elle l'avait signé avec son sang, craignant le pire.



Au loin, sur un bateau de plaisance, j'aperçois la Légion étrangère. Les militaires en vacances ne portent pas le glaive: c'est la journée des cendres. Il me faudrait traverser le Rubicon qui me sépare de leur embarcation. César ne se doute de rien, mais ça picole sur les yachts. Centurions, ramenez vos hommes à l'ordre! Ce n'est pas Mardi gras. Rhabillez-vous mesdames! Plus personne n'est digne de confiance. Méfiez-vous!

* * *
  • Ce n'est pas un monde pour toi.
  • Je m'en fous, tu es le monde pour moi.
  • Et si je partais pour chanter sur les montagnes du Japon. Si je devenais la star dont j'ai toujours rêvé?
  • Alors, je volerais près des quais. Pour oublier tes chansons.
  • Igor, tu n'es pas un corbeau. Tu es malade.
  • Et toi, tu penses vraiment être une célébrité?

* * *

Nous avons pleuré longtemps en regardant le large. Dégrisés, dépités, trompés l'un et l'autre. Victimes de nos rêves. La vérité souvent âpre m'aura presque ramené sur terre. Et que me reste-t-il à présent? Que le souvenir d'un monde en spirale qui converge vers le néant. Notre amour était typhon. Désormais, il engloutit les nageurs solitaires, les abandonnés et les rafiots du dimanche. Il me dévore au passage. Aux armes citoyens! Le tsunami nous emporte: l'ennemi est invisible.

Je saute dans l'eau froide pour retrouver Mathilde la douce.

La mer orageuse m'avale.

Je ne sais pas nager. Mes ailes sont inefficaces en mer. Je pique vers le fond et nez à nez contre un miroir géant, je me colle le bec sur mon propre reflet, m'étouffe et me noie.