Souvenir d'hiver
Un peu
après Noël,
la tourtière, les montagnes de pommes de terre, la dinde aussi
grosse qu'une jument obèse (résultat d'un oncle obsédé par
l'abondance); après les amoncellements de cadeaux et le faux
Père-Noël: j'ai eu cette idée
saugrenue de conduire loin pour oublier la cité le temps d'un
Rocher-Percé. Jamais je n'avais vu le mont Albert et sa vallée. On
m'avait pourtant prévenu que les routes étaient espiègles et
dangereuses, mais j'en ai fait qu'à ma tête et nous partîmes elle
et moi vers la pointe du Québec, vers l'éternel, vers le paradis
des vacances de la construction: la Gawspésie. Plein cap sur
le golfe du Saint-Laurent. Convaincue, elle m'a suivi dans mon
gigantisme. En chemin, les pneus d'hiver de la petite voiture
ne pouvaient rivaliser contre le blizzard de l'Est,
contre la glace et les chemins qui serpentent sur la berge. J'étais
mauvais conducteur et elle avait peur dans l'habitacle.
- Attention,
tu roules viiiiiiite!
- ...
Même le Soleil de Ferland ne nous protégeait pas de la neige de
Murdochville. Malgré le tête à queue et les longues pauses forcées
dans les hôtels glauques, nous avons atteint la rive. J'appris qu'on
mettait des chaines autour les roues pour zigzaguer sur le verglas,
qu'un 4x4 pouvait être utile en terre sauvage et que prendre un
raccourci à travers la montagne, l'hiver, était une idée absurde,
une idée conne de citadin.
Notre
B&B se trouvait sur l'Anse près de Percé: village fantôme loin
de ce qu'il devait être l'été, parsemé de motels déserts, de
restaurants fermés et de campings étouffés par le blanc. Au centre
de l'agglomération, le rocher majestueux victime, lui aussi, d'un
vent du large à décoiffer les crevettes de Matane. Nous logions aux
côtés de chiens de traineau qui hurlaient à la lune. Les
propriétaires, exilés de la banlieue montréalaise, nous
nourrissaient pour que nous évitions la tempête. J'avais quand même
acheté des huîtres que j'ai ouvertes au couteau à beurre, dans la
chambre, en buvant du vin d'épicerie tout en craquant des pinces de
homard.
Le 31
décembre, nous avons marché en raquettes. À notre retour, nos
hôtes nous proposaient de passer le réveillon dehors près du feu.
À
minuit les flammes gigantesques dansaient et le froid rageait. Les
invités emmitouflés jusqu'au cou nous parlaient des
Îles-de-la-Madeleine:
- Vous
n’êtes jamais allé aux z' Îles? Il faudrait, c'est beau,
mais 'y a du vent à écorner les boeufs.
- ...
Je me
souviendrai d'un homme saoul bruyant qui buvait à même une cruche
de bière, l'entreprise de son fils qu'il clamait. J'avais mon
manteau de poseur de ligne d'Hydro-Québec, accoutrement bleu trop
grand et bouffant. Lorsque nous avons crié la nouvelle année, en
nous embrassant, le mousseux bon marché acheté à l'épicerie
gelait et malgré mes efforts, je ne pouvais l'absorber autrement
qu'en le suçant comme un pop-sicle.
Chic
et dépaysant, je me sentais ailleurs, pourtant à seulement quelques
centaines de kilomètres de la maison.