Une histoire de forêt boréale

La forêt
partie I

Lorsque mes pieds touchent l'eau glaciale, je me demande pourquoi je l'ai suivie dans son délire, pourquoi je suis venu jusqu'ici?

Peut-être parce qu'il n'y a qu'en hiver que le vide est accessible et que l'on peut espérer mettre la main sur une poignée de silence ou parce que la majorité des réponses se trouvent sur les chemins enneigés?


Nous étions partis à la recherche du moment présent.

Et ce,

juste avant que nous tombions dans l'immensité du Void.


* * *

D'abord nous croisons le froid et l'hiver enragé. Sur les glaces, sur elle et moi qui avançons en quête de légèreté.

Le froid serre parfois jusque dans les tripes. Il nous prend aujourd'hui par surprise. Nous sommes raides comme des barres, comme deux manchots.

Nous glissons.

Sur l'océan givré, balayés par le vent du Nord. Perdus malgré nos traces, je nous imagine vivant dans les courants polaires. Épris l'un pour l'autre.

Nos corps craquent. La neige grince. Crouikkk.

Elle n'aime pas lorsque nous parlons de notre déroute. Elle est pourtant réelle. Léonie n'aime que moi, elle n'aime que notre solitude à deux.

Seuls ensemble.

Nous sommes marcheur et marcheresse. Paisibles, décidés.
Moi, j'arbore ma veste de chasse. Orange, rouge et bleu. Je la porte toujours. La laine est noble et j'ai fait voeu de vérité. Si je pouvais, je porterais le mouton à même mes épaules. Impossible qu'elle me dit. Les moutons ne s'enfilent pas. Pourtant...

Je me fais bien visible. Ne jamais nous séparer. Surtout, ne pas la laisser s'égarer. Elle dérape facilement. Mais je suis, pour elle, les lumières le long de l'allée d'urgence. Je suis son repère, son phare.
Jadis nous nous sommes trouvés aux pieds des rochers, près du courant. Depuis, nous marchons. Homme et femme de foulards, partenaires de manteaux, alliés du silence. Nous suivons la voie du frimas.

Nous parcourons l'horizon et les grandes routes blanches. Deux voyageurs, deux errants, deux amoureux.

  • Regarde les banquises, Léonie. Regarde les colosses qui s'entrechoquent.
  • On dirait une forêt, un champ d'icebergs, une plantation de blanc.

Elle observe le large et moi je la regarde droit dans les yeux par le trou de ses pupilles. Je crois qu'à force de la fixer, de soutenir son regard, je pourrais me l'approprier.

Je lui dis:
  • Léonie, laisse-moi entrer. Laisse-moi t'habiter, m'emparer de tes iris.

Elle me dévisage, elle panique. Ses traits se durcissent :
  • Je suis la forêt boréale, tu ne peux m'habiter, tu ne peux me posséder. Jamais.

Je lui rappelle que le froid est toujours le maître ici. Ni elle, ni moi ne pouvons rien y changer. Je suggère une excursion au-delà de ses paupières.

Elle est obstinée et froissée. Elle déclame sa plainte comme un mantra, une prière lyrique, un poème.

  • Je suis la forêt borééééallllllleeeeeee.

Elle vrille sur les glaces, perd le contrôle. Enivrée par le givre, par le souffle du temps. Léonie la toupie.
Planté sur la berge, je la regarde.
Elle tourne et tourne sans s'arrêter. Comme si une maladie la rongeait soudain, comme un plomb détraqué qui saute. Comme un derviche en transe.

  • Léonie, Léonie regarde-moi.
  • Je ne peux plus, je ne peux pas.

Elle s'hypnotise. Elle y croit à son sommeil, devient blême, les yeux dans l'ailleurs.

  • Au compte de trois, je serai un gigantesque paquebot, je transporterai les cargos de la nuit, je filerai nue sur la baie.

Et voilà qu'elle s'emporte de plus belle. Elle est jolie. Elle se déshabille, se libère de ses vêtements. Je l'ai pourtant prévenue: la laine est le seul matériau pur.

Léonie est presque à poil sur la berge. En jarretelles sur les glaces. Quel spectacle!

Bientôt je la rejoins. Je me colle à son corps chaud, sa sueur, ses rires saccadés, comme un aimant, un courant léger qui la conduit au port.

On fait l'amour sur le fleuve. L'un contre l'autre.

Et toujours la dentelle rouge de ses dessous délicats, la blancheur de sa peau, la neige et le contact de nos abdomens. Léonie brille et tourne encore.

  • Tu es un ange, un ange venu du ciel pour valser sur les glaces.
  • Non, je suis la forêt boréale.

Elle le répète bêtement. Elle est folle.
Elle le radote, dopée par le froid.
Ses lèvres bleuies m'appellent.
Et son teint si pâle...
Mais qu'est-ce qu'on peut bien répondre à une déesse? Une Vénus en sous-vêtements qui danse et qui pulse sur le sol gelé, sur le fleuve qui ne désire qu'une chose; vous avaler.

Elle et moi, nous voulons nous consumer telle la mer qui va et vient.
Et je dis pour la calmer: les brises-glaces ont de la chance. Ce doit être fabuleux que de fendre d'un coup de coque la couche épaisse qui recouvre les eaux, de rompre les liens de la nature morceau par morceau.

Nous respirons le glacial, elle se calme.

Et la fumée s'échappe de nos corps soudés. Nous voilà des machines, des automates carburant au diesel.

Nous puons l'essence malgré ses dentelles, malgré ma veste de chasse. Mais nous sommes libres.

On a bien fait de venir chercher le néant, ici. Elle a bien fait de se déshabiller.

Maintenant, la nuit tombe. Juste à côté d'elle. Elle se rhabille de cette noirceur qui lui va comme un gant.

La lune nous chuchote des moments fragiles. La pénombre est généreuse. Comme ses hanches. Jolie Léonie. Elle chante à présent. Elle chante la forêt boréale. Une chanson triste et cacophonique.

La lune et moi, nous l'écoutons. Nous sommes de bons spectateurs. Il fait très froid, je décide de faire un feu. La nuit semble bien d’accord pour me donner un coup de main. La brise s'estompe.

Léonie et moi sommes aspirés par les braises, par les tisons enflammés. Elle se tient bien droite devant moi, devant le feu qui crépite. Telle une femme de loi qui offre un discours salvateur, elle dit d'un ton solennel:

  • Je serai la première semence. La première pousse d'une forêt nouvelle qui prendra racine dans les cendres de notre ignition. Ici même, à nos pieds.

Je lui demande pardon. Elle me dévisage.
  • Le froid est grand manitou. Tu n'as aucune chance. Tu ne peux lutter contre lui.
  • Tu ne sais rien. Rien du tout. Il faut commencer à planter et vite. Avant que d'autres y pensent et prenne notre place. C’est une occasion en or. Un filon.

Je m'obstine: qui penserait seulement mettre en terre une forêt entière sur un lac gelé? C'est ridicule. Nous sommes seuls ici.

Elle me dit de me taire. De me taire à jamais. Et elle recommence à pivoter. Les mêmes pas aspirés. Elle plante des graines imaginaires.

Je m'étends sur le sol et je regarde le ciel. Je vois des milliers de points phosphorescents. Des myriades de fourmis du firmament.

  • Léonie la toupie, as-tu peur du cosmos?

Elle ne me répond pas.

  • Léonie, regarde les étoiles. L'espace est si vaste.

Elle s'arrête enfin, désaxée. Me dit que je suis idiot. Que des lucioles volent au-dessus de nos têtes. Elle essaye de les attraper en virevoltant. Elle me lance:

  • Tu devrais m'aider.

Je ne comprends plus.

Les insectes fluorescents s'accumulent dans son sac. Ils forment une énorme lanterne, une boule de lumière. Envoyons-les loin dans l'espace, dis-je, qu'ils parviennent aux étoiles. Ele me répond non. Elle en a besoin pour sa forêt. Elle dit qu'il faut un plan afin de s'organiser. Planter un arbre devant l'autre, des corridors de sapins. Elle ajoute : je connais quelqu'un qui sait comment les conifères grandissent. Il faudrait lui demander pour apprendre nous aussi.


  • Il faudrait tant de choses à t'écouter Léonie. Tu tourbillonnes sans arrêt. Comment veux-tu que nous arrivions à semer assez d'arbres pour ériger une forêt?

Elle n'aime pas ça quand je lui reproche sa folie, sa manie. Elle me traite d'affreux pragmatique.

Je lui dis qu' il commence à faire vraiment trop froid. Tellement froid que mes narines collent. C'est mauvais signe.

Elle n'a pas peur des narines collées.

  • Léonie tu es un glaçon, tu as la tête trop dure. Ton plan mauvais nous perdra. On ne trouvera jamais de réponse à nos questions. Ici, il n'y a que le glacial. Et ta forêt boréale, oublie-la.

Elle crie.

Je sens soudainement les glaces craquer et céder sous mes pieds.

Elle me regarde et me murmure:

  • Parfois, le fleuve tue les gens méchants comme toi. Tu seras peut-être la première victime de celui-ci.


Je l'entraîne avec moi.