La route de Simmel (Partie III de l'histoire de Léonie)



La route de Simmel


...rien de plus ne peut être tenté
que d'établir le commencement et la direction d'une route
infiniment longue.

Georg Simmel


Après les jours heureux sur le lac gelé, une chute incessante qui nous aura drainé tous les deux, que nous reste-t-il? Cette même question qui pesait jadis: où sommes-nous à présent?

Le vide nous a conduits dans les profondeurs de ses entrailles et nous digère peu à peu. Au-dessous du lac, il n'y avait rien et maintenant il n'y a que nous. Elle et moi au bout du quai qui mène au large.

Léonie est ébranlée, silencieuse. Moi je suis méconnaissable, car le Void m'a transformé. J'ai d'abord cru à une métamorphose kafkaïenne, une altération du corps. Mais non, je suis comme j'étais. Pourtant quelque chose a été bouleversé, mais je ne peux encore le cerner.

Un vent sombre souffle sur les collines grises. Les arbres tanguent. Et cette impression inquiétante d'être spectateur persiste. Comme si mon corps ne m'appartenait plus. L'existence défile telle une bobine projetée sur l'écran. Une distance lourde perdure. Je ressens le néant qui me traverse, la trace douloureuse de son passage au plus profond de moi. Il aura laissé un sillon indélébile sur nos abdomens.

Une vilaine impression me gruge. Comme si mes mouvements sont dictés par une force extérieure. Qui suis-je à présent? Je n'ai que peu d'emprise sur mes gestes, mais je tiens toujours le coup, pétrifié. Qu'a-t-on extirpé de mon être? Pourquoi? Comment reprendre le contrôle? Comment reconquérir la belle?

Égaré.
Excentré.
Hors de moi.
Les pas que je fais ne sont plus les miens, ma bouche articule des paroles incongrues, le flux de mon sang se tarit et n'alimente plus mes organes. L'air pesant m'étouffe alors que ma tête, prisonnière d'un étau qui la serre et la triture, me livre une bataille dont je ne sortirai point vainqueur. Mes yeux pèsent lourd dans leurs orbites. Mon cou se crispe, papillons dans l'estomac, panique puis colère. L'angoisse s'installe. Respirer me semble une tâche insurmontable. Les rouages du temps m'écrasent.

Chercher son air.

Elle n'y comprend rien Léonie. Non. Une douce psychose l'enveloppe tandis que l'anxiété me mine. Mon corps tremble. Rien ne me soulage, paralysé de frayeur. Cette forêt m'aura avalé et ce lac achevé. J'oublie la source de ma terreur: elle est inconcevable, irrationnelle. Pourtant, je dois reprendre mes esprits, m'occuper de Léonie. Ne jamais la laisser tomber. Ne jamais, jamais... Je l'ai promis, même agonisant. Même ici sous le Void.

***

Les arbres défilent à nouveau. Suis-je dans ce train qui traverse la campagne ou sur cette route qui mène loin près de la mare en coeur? Une impression de déjà vu. Puis un brouillard. J'évolue maintenant dans l'obscurité la plus totale. Un noir intérieur qui me défend de cerner le but de notre voyage. Vers où avons-nous été déroutés? Je venais sur les glaces pour comprendre et calmer Léonie. Pour l'apaiser. J'aurais dû prévoir la déflagration, le glissement. J'aurais dû me douter qu'après le beau temps vient toujours le débordement. Jamais elle ne s'était emportée ainsi; jamais elle n'avait franchi cette limite qui la retenait dans le monde des possibles. Et je l'ai suivi lâchement, j'ai flanché à mon tour. Moi qui d'habitude garde le cap, qui jadis se croyait inébranlable.

Toujours à ses côtés, trouverai-je la force de l'abandonner? Elle me suit comme un cancer vous ronge, comme un chien de poche docile que l'on aime malgré tout. Elle parle peu. Elle ne désirait que tourner sur elle-même et je l'ai pervertie. Entraînée à ma suite dans cette réalité altérée, ce monde parallèle. Je suis responsable de notre déchéance.

  • Léonie tu es toujours en vie?

Elle ne me répond pas.
Je la vois un instant la tête posée sur un corps de daim. Des dizaines de flèches embrochent son flanc. On l'a chassée comme on persécute une proie à viande fraîche. Deux grands bois s'élèvent sur sa tête. Elle me regarde l'air de dire: « Si tu penses que ces quelques dards auront raison de moi, tu fais fausse route. Tu t'es toujours trompé à mon sujet! » Surprenante la petite. Elle résiste et survit à mon gigantisme, au maximalisme.

  • C'est le vide, le néant qui, par capillarité s'est infiltré dans chacun de nos pores. Il a pénétré en nous sans crier gare comme tu l'avais fait tant de fois. Il te ressemble: sournois, cachotier, violent et silencieux. Il nous domine, nous viole.

Léonie est intraitable lorsqu'elle a l'esprit de vengeance. Vengeresse chérie, suis-je un agresseur? Léonie, tu exagères. Je n'ai toujours espéré que nous, que notre union. Souviens-toi. Tu dérapais tout le temps, toi la toupie, l'impulsive. Tu incarnais la honte et à présent tu fais tache, fidèle à toi-même.

Mon estomac gargouille.
Booooaaaar.
Nous n'avons rien avalé depuis des lunes.
Vison de spirales. Perte de conscience. Aura lumineuse. Violons.

Un temps.

***


Lorsque je me réveille, nous sommes tous les deux sur une voie infiniment longue: la route de Simmel. Où d'autre pouvions-nous nous trouver? Le voyage prétend à l'extension de nos êtres, la continuité de notre désertion. Je ne peux que constater notre errance. À présent, Léonie semble à l'aise sur ce sentier sinueux. Je propose d'affronter la route comme un crescendo s'amorce subtilement afin de dominer l'espace. Ça ne rime à rien à ses oreilles; elle me suggère de marcher bêtement.

- Bêêêê, que je lui fais.

Nous traçons. Si longtemps que mes pas tourbillonnent. Je me rapproche d'elle, lui prends la main qu' elle ne repousse pas cette fois. Le vide en nous voyage, se transpose d'un corps à l'autre. Je la sens en moi, elle s'emplit de mon être. J'applaudis du regard. Elle lève les yeux vers le ciel.

Jouissance.

***

Sur le bord de la route, une voiture flambe. Personne ne la conduit. La carlingue crépite, les sièges boucanent. Le métal tordu languit et crie sa douleur. La bagnole en feu orchestre une symphonie, il faut savoir écouter. Sa chaleur éblouissante nous saisit à la gorge. La fumée forme une coiffe sur le toit de l'engin, on la croirait royale. La peinture s'écaille et devient reptilienne. Le gris passe à un noir charbon. Et les pneus survivent malgré eux, il ne reste qu'un fantôme.

Explosion.

Ce qui résistait vient de céder. Nous sommes rassurés à regarder cette déconfiture, cette déconstruction de l'artéfact. Sans pitié, la nature triomphe.

Je mets les mains dans mes poches. Une rivière de sang rigole le long de mes jambes, comme une source jaillirait d'une montagne. Il y avait peut-être autrefois dans cette embarcation un homme et une femme heureux. Il ne reste que le feu.


  • J'aurais voulu flamber avec toi dans cette automobile. Partager tes cendres.
  • Est-il trop tard? Il suffit de marcher à mes côtés aussi longtemps qu'il le faudra pour que l'on s'effondre l'un sur l'autre.

Léonie porte un foulard jaune éthéré, tacheté de blanc. Sa tête est ronde, trop large dirait-on pour ses épaules. Ses yeux ovales cherchent sans cesse une réponse. Son corps paraît délicat et j'ai peur de le briser au moindre faux mouvement. Elle ne rit plus, marche fière devant moi. Nos pas nous précèdent et nous suivent à la fois. La route semble s'étirer à perpétuité. Nous repassons plusieurs fois devant le métal brûlé. Léonie s'en moque et veut s'aventurer sur le chemin circulaire. La spirale l'interpelle.
  • D'où vient cette route? Le sais-tu toi?
  • Non, je ne le sais pas.

Elle réfléchit.

  • S'il nous est impossible de savoir où nous nous dirigeons, alors il nous faudra trouver d'où nous arrivons.
  • Si cette marche nous fait tournoyer sur nos pas, alors nous venons et nous allons au même endroit. Nous marchons sous le lac gelé où tu voulais planter tes arbres. Rappelle-toi. Nous sommes sous le néant qui sépare la raison de ta folie. Nous avons traversé l'insurmontable et plongé dans l'inconscient. Sous la banquise, Léonie, il y a cette voiture qui brûle sans arrêt. Comme le coeur qui bat dans ta poitrine, source de chaleur et de lumière dans ce lieu annihilé. Cette ferraille, ce massacre représente la seule chose qu'il reste après la transformation. Que veux-tu de plus? Nous n'avons qu'à nous y engouffrer et rouler sur la gravelle.

Léonie est sans mot. Elle me prend la main et nous nous installons au volant de la voiture ravagée. Le moteur grogne, mais démarre malgré tout. Inutile de chercher ailleurs.


Comme une brioche que l'on déroule, le chemin se défait tranquillement sous les pneus carbonisés de l'épave. La piste dessine une ligne droite en direction des nuages.

Ainsi, nous filons vers l'horizon.

Léonie se calme et s'endort sur le siège passager. Nous voilà de nouveau en selle.